Au bureau, c’est depuis une «gym ball» qu'Aurélie travaille, autrement dit un objet gonflable par nature instable, qui permet d’adopter une meilleure posture tout en mobilisant les abdominaux et le dos. Un équipement ergonomique qui «participe au bien-être de l'employé» selon L’Express, et qui a désormais trouvé sa place dans le bureau de son agence d’architecture, depuis qu’elle en a fait la demande à ses supérieurs.
«C’est un exemple tout bête, mais ça fait partie de la prise en compte de l’épanouissement personnel qui est à l’œuvre au sein de cette agence, estime la jeune femme, qu’il s’agisse de bien-être ou d’implication de l'ensemble des collaborateurs dans les grandes décisions, ça donne envie de s’investir humainement et professionnellement.»
La culture du travail
Cette agence, elle se situe au Canada et plus précisément à Montréal. Aurélie y entre en tant que responsable du développement et des communications et y exerce pendant un an, avant de se tourner vers une autre structure elle aussi basée à Montréal.«À l’origine, j’ai décidé de me tourner vers la culture anglo-saxonne parce que je ne trouvais pas ce que je voulais en France», raconte-t-elle.
À l’issue de son diplôme d’architecture, la jeune femme se dirige vers le développement et la communication en agence, un choix que de nombreuses structures françaises ne comprennent pas, estimant qu'Aurélie ne détient pas «le bon diplôme». «Les réactions correspondaient à de la peur, parce que je sortais du parcours classique et que les employeurs en France sont rarement confrontés à ce type de profil.»
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Une question de confiance
Après avoir enchainé plusieurs stages «payée au lance-pierre» et une période de «salariat déguisé» en France en tant qu’auto-entrepreneur pour une start-up d’urbanisme, Aurélie trouve sa place dans une agence canadienne qui lui donne sa chance «pour sa personnalité et sa motivation de travail», avance-t-elle :
«Les anglo-saxons ont une culture complètement différente du travail, où la confiance dans le salarié est réelle, aussi bien dans la gestion de ses horaires, de ses impératifs, que de ses projets professionnels.»
En témoigne par ailleurs la pratique du télétravail au sein d’agences françaises et étrangères, rapportée par plusieurs salariés. À Paris, Rouen ou Bordeaux, le télétravail recommandé ou imposé par les gouvernements en temps de pandémie est, à plusieurs reprises, interdit ou décommandé dans les agences.
«Nous avons dû forcer notre responsable pour qu’il nous accorde le droit de télétravailler au cours du premier confinement», se remémore Antony, employé dans une agence à Rouen qu’il a depuis quittée. Même son de cloche pour Marion, qui intègre une agence à Paris en octobre 2020 avec en tête, l’idée que les deux associés ne sont «pas pour» le télétravail, y compris en temps de pandémie. Dans les faits, aucun collaborateur n'ose télétravailler.
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Une réaction qui renvoie le signal d’un manque de confiance dans la capacité des employés à travailler, particulièrement lorsque le responsable n’est pas dans les parages : «On part du principe que les salariés vont abuser de leurs droits si on leur laisse des libertés, déplore Aurélie. Je le vois bien aujourd’hui dans mon agence [basée en Suisse], il n’y a aucune confiance d’un côté comme de l’autre, mon responsable applique des techniques de micro-management, ce qui n’est pas sain à la longue.» Autrement dit, une hyper gestion de la part du manager et un contrôle pointilleux des tâches effectuées par les employés, dont découle tensions et pressions salariales.
Un cadre de travail souple
Pourtant, bien des agences portent le souci d'un cadre de travail suffisamment souple pour que chaque salarié s'y retrouve. C'est notamment le cas de Thibaut qui, dès le départ, exerce à distance. D’abord en stage, il exerce depuis Rome pour une agence spécialisée dans la restauration du patrimoine basée à Paris, et assure le suivi de plusieurs chantiers sur place. Pendant plusieurs mois, il contrôle un ordinateur situé à l’agence, ce qui permet selon lui aux équipes de vérifier qu’il «fait bien ses horaires», et de suivre l’avancement de ses projets.
Une organisation qui évolue au fil de son stage puis de son premier contrat, une fois la confiance pleinement installée. «Je n’ai jamais eu une direction qui "me flique" et m’impose des deadlines quotidiennes, explique-t-il. Aujourd’hui, j’organise mes journées comme je le souhaite et je suis régulièrement en contact avec ma collaboratrice sur place, avec en prime un très bon cadre de vie», estime l’assistant architecte, désormais basé à Mayotte et qui travaille toujours pour la même agence.
Diane, architecte dans une agence basée à Nantes depuis juin 2020, estime elle aussi bénéficier d'une organisation du travail «assez souple», répartie sur 4 jours et demi : «Nous avons des horaires communs à tous les collaborateurs et nous faisons très rarement des heures supplémentaires. Pour ma part, je suis en 35 heures sur 4 jours et demi. Quand je travaille le vendredi après-midi, ce qui peut arriver, je pose simplement un vendredi complet les semaines suivantes.», détaille-t-elle.
La jeune femme concède que des «périodes de rush» peuvent intervenir, mais pour autant le temps à consacrer à chacun des projets ne lui manque pas. «Je me sens à l'aise pour en discuter et réajuster le planning si c'est possible, poursuit-elle. Je suis entourée de personnes bienveillantes et compréhensives, et c'est d'ailleurs un point essentiel pour trouver du sens à ce que je fais, de partager les valeurs des personnes pour qui et avec qui je travaille.»
Le souci d'un équilibre entre vie personnelle et professionnelle
Architecte fondatrice de l’agence de gestion des ressources humaines Archibat, Dominique Noël observe depuis une trentaine d’années l'importance grandissante exprimée par les architectes pour une meilleure qualité de vie au travail :
«Dans les années 1990, un architecte qui a le choix se tournait davantage vers une grosse agence qui propose un rythme de travail soutenu plutôt qu’une petite structure qui assure un cadre de travail raisonnable.»
Une tendance qui s’est inversée selon elle, pour aujourd'hui favoriser des agences qui offrent un vrai équilibre entre vie personnelle et professionnelle. «Cette plus grande demande de qualité de vie au travail a commencé à émerger avec des personnes jeunes arrivées en agence ces cinq à sept dernières années et progressivement, elle gagne toutes les classes d'âge», commente Dominique Noël. Un point d’autant plus important pour une profession qui exige une forte disponibilité.
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Au cours de son contrat, Antony en fait d’ailleurs l’expérience, en recevant plusieurs fois des appels d’entreprises sur son temps libre et notamment au cours de ses week-ends. Ce dernier rapporte que son responsable communique alors son numéro privé aux clients de l’agence sans qu’Antony ne lui ai donné son accord. «Tu es architecte, il faut être à la disposition des clients’’ m’avait-il répondu quand je m’étais plaint de ces appels.»
Il se rappelle par ailleurs avoir reçu plusieurs fois des sollicitations de son responsable jusqu'à 22 heures en semaine. «Je lui ai plusieurs fois expliqué mon mal être vis à vis de ma charge de travail, de notre organisation qui me posait problème, poursuit-il, mais il n’a jamais répondu à ma demande d’entretien individuel. Je pense en toute honnêteté qu’il n’a jamais ouvert ces courriels, je ne peux pas imaginer qu’on reste sans réagir lorsqu’un de vos salariés vous dit qu’il est en souffrance.» «Bien sûr, il y a encore des agences qui font des charrettes et où la situation n’est pas idéale, tempère Dominique Noël, mais dans l’ensemble ça évolue dans le bon sens.»
Discuter pour mieux s’organiser et se comprendre
Sophie, de son côté, tente d’assurer ses arrières dans l’organisation de son travail. En alternance au sein d’une agence marseillaise pendant sept mois, l'architecte croise relativement peu ses responsables. «Il nous arrivait d’avoir des temps de débriefing autour d’un café, autrement on pouvait ne pas se voir pendant plusieurs jours voire des semaines entières.»
Résultat : les employés sont amenés à travailler sur un projet deux à trois semaines de suite, avant que la direction ne décide de modifications majeures. «Je faisais en sortes de résumer chaque semaine par mail mes avancées sur les projets pour éviter ces situations très frustrantes où l’on a travaillé dans le vent», retrace-t-elle.
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«C’est un véritable fléau dans le monde professionnel aujourd’hui, et pas seulement dans les agences d’architecture, réagit Elisabeth Pelegrin-Genel, architecte et consultante en psychologie du travail. On a perdu l’habitude de se parler en face en face. Il nous manque ces “espaces de discussion” pour être de plus en plus efficace, rapide et sans temps mort», exprime-t-elle en référence aux travaux menés sur le sujet par Christophe Dejours et Isabelle Gernet.
Des discussions qui permettent d’échanger sur le travail, sur l’organisation de l’entreprise et les outils employés, pour savoir ce que «l’autre fait». D’ailleurs, cette dernière s’étonne du silence qui règne aujourd’hui dans les agences, où les discussions ont laissé place à un enchainement de clics derrière l’écran et un travail à la tâche :
«Ce qui fait tenir les gens, ce ne sont pas des baby-foot ou de plus grandes cafétérias mais une bonne organisation et une bonne communication au sein des entreprises. Lorsque l’on fait mal son travail, c’est parce que l’on nous impose des conditions qui produisent de la souffrance au quotidien»
Une jeunesse qui voit les choses autrement
Depuis, Sophie a validé son Habilitation à maîtrise d'œuvre en son nom propre (HMONP) et se spécialise désormais en droit de l'immobilier. Cette dernière, qui a récemment décidé de se mettre à son compte, explique observer de plus en plus de jeunes architectes, porteurs d’une nouvelle approche et d’une nouvelle manière d’exercer :
«Le rapport salarié - patron, les heures supplémentaires, le management, ce sont des questions qui nous interrogent et qui progressent dans le bon sens.»
Pour Stéphane Calmard, secrétaire général pour le Syndicat national des professions de l'architecture et de l’urbanisme (SYNATPAU), «les jeunes architectes ne sont plus prêts à travailler gratuitement. Il y a une jeunesse hyper militante, d’architectes de 25 - 30 ans et notamment beaucoup de femmes qui portent de plus en plus ces revendications, d’une meilleure reconnaissance de leurs droits.»
* Les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés. Cet article est issu d'une série de publications qui s'intéressent aux conditions de travail en agence d'architecture.