De huit heures par jour les premières semaines d’exercice, Fanny se retrouve rapidement prise par le temps pour assurer toutes ses missions. En poste en Guyane française, l’architecte estime porter seule la charge de travail de 3 personnes.
«Mes horaires contractuels ? 8 heures par jour, mais selon la taille du projet à suivre, il m’est arrivé de travailler plusieurs nuits d'affilée», indique-t-elle. Ses heures supplémentaires étant rémunérées, la jeune femme s’estime alors «surpayée». «Par rapport à toutes mes expériences précédentes, je me disais que si j’étais payée au juste prix, j’étais capable d’accepter beaucoup de choses.»
Les petites mains des agences
Après son stage de fin d’études pour devenir architecte diplômée d'État (DE), la jeune femme enchaîne les contrats courts très peu rémunérés en France métropolitaine comme à l’étranger, où elle accepte de reprendre le statut de stagiaire pour un temps. À Amsterdam, aux Pays-Bas, elle fait le choix d’une grosse agence dont elle apprécie les projets. Tandis que les architectes néerlandais bénéficient d’une semaine de 4 jours et d’horaires fixes, les travailleurs étrangers sont eux réduits à travailler 7 jours sur 7 sans horaire fixe pour «favoriser la cohésion d’équipe», lui explique-t-on alors. Elle résume :
«Au bout de mes 6 mois de stage, j’ai décidé de rester dans l’agence mais j’ai continué à être payée comme une stagiaire. Toutes les personnes étrangères ne dépassaient d’ailleurs pas le statut d’employé junior, mal rémunéré et avec très peu de droits.»
Concepteur travaillant avec Blueprint sur ordinateur © Anna Stills
Dans cette agence comme dans d’autres, Fanny se voit alors reprocher son manque d’expérience lorsqu’elle verbalise la demande d’un contrat fixe et d’un salaire convenable, la réduisant ainsi au rôle de «petite main hyper spécialisée» lorsqu’un projet tombe. «À chaque contrat, j’espère qu’on m’embauche à la fin et je travaille comme une acharnée pour, raconte-t-elle. Il y a aujourd’hui un roulement de personnes véritablement précaires qui font vivre les agences, qui produisent beaucoup et que l’on ne salarie jamais», regrette l’architecte.
Architecte, ce métier passion
Et pour cause, «on estime à 12 millions d’heures travaillées par les architectes et non payées par année», raconte Stéphane Calmard. Contacté par téléphone, ce dernier témoigne au nom du Syndicat national des professions de l'architecture et de l’urbanisme (SYNATPAU), dont il est le secrétaire général :
«La moyenne des heures travaillées par les salariés architectes en France tourne actuellement autour de 52 à 56 heures par semaine.»
Deux designers professionnels discutent avec l'ingénieur en chef du projet, ils travaillent sur un modèle d'un district de la ville © gorodenkoff
Un constat qu’il justifie notamment par le discours répandu dès les études d’architecture, au cours desquelles les intervenants, par ailleurs architectes en agence, se plaisent à parler d’un «métier passion» pour rendre acceptable les lourdes charges de travail à l’arrivée en agence. «On parle d’architecture comme d’un métier passion à longueur de temps et de cette manière, on nie la notion même de travail», commente-t-il.
Envisager le métier (et les études) autrement
Pour Laura, diplômée de l'École Nationale Supérieure d'Architecture et de Paysage (ENSAP) de Bordeaux en 2014, les écoles entretiennent cette «culture de la charrette» — l'expression renvoie à une période de travail intensive précédent le rendu d'un projet — qui tend à se reproduire en agence. «On connaît aujourd'hui le côté délétère d'une telle pression et charge de travail sur les étudiants, appuie-t-elle en référence à l'étude réalisée par l’Union nationale des étudiants en école d'architecture et paysage (UNEAP) intitulée Enquête sur la santé et le bien-être des étudiants en architecture en 2017.
Les résultats rapportés par l'étude sont alarmants et font état de pensées suicidaires, cas de dépression, dérèglements hormonaux, manque de sport et de sommeil chez de nombreux étudiants, comme autant de conséquences psychologiques et physiques d'un rythme d'études trop intense. Pour Laura, «cette surcharge de travail est pourtant bien institutionnalisée.» Étienne, architecte en poste basé à Bordeaux, lui aussi témoigne de cet état d’esprit partagé :
«Quand ce ne sont pas les profs qui nous imposent cette charrette, c’est nous qui nous l’infligeons avec cette croyance en tête, qu’on est meilleur quand on travaille au dernier moment, quand on se trouve dans une situation d’euphorie créative en quelques sortes.»
À l'issue de cette étude, l'UNEAP propose plusieurs axes d'amélioration de la situation dans les écoles d'architecture qui sont repris par le ministère de la Culture dans les travaux préparatoires au Plan Santé 2022 - 2027 tout récemment paru. Les objectifs poursuivis à travers les 30 actions qui y sont préconisées sont multiples : réguler les rythmes de travail par une harmonisation du calendrier universitaire, offrir aux étudiants des périodes de temps libre et de temps dédié à la pratique sportive, les impliquer dans l'évaluation de leurs enseignements, leur offrir un meilleur accès aux soins ou encore favoriser leur insertion professionnelle.
Dans les faits, le principal intérêt de ce plan pluriannuel élaboré de façon collégiale avec des écoles, des enseignants et des représentants étudiants, consiste à prendre en compte l'expérience des usagers étudiants, assure le ministère contacté par nos soins, ce qui n'était jusqu'alors pas le cas : en effet, la tutelle des écoles d'architecture porte traditionnellement davantage sur les domaines juridiques, financiers ou immobiliers.
Il ne s’agit pourtant pas d’une tare réservée aux formations en architecture mais bien aux études supérieures qui, selon Laura préparent à un marché du travail en perpétuelle tension, «en perpétuelle compétition» tandis qu’en parallèle s’opère une lente mais bien réelle dévalorisation de la profession. «Aujourd’hui, tout doit aller de plus en plus vite et le coût de travail s’en trouve drastiquement tiré vers le bas», déplore Étienne.
«Les heures supplémentaires réalisées, y compris le week-end ne m'ont jamais été payées, pas de 13e mois, pas de ticket restaurant», rapporte encore Jérôme, salarié d’une petite agence basée à Paris et dont il a aujourd'hui démissionné. «Les métiers de la création ne sont pas ceux qui rémunèrent au mieux, ni même où il y a le plus de place, abonde Laura. Donc quand on a un poste, on s’estime chanceux.»
Architecte à mi-temps
Habilitée à la maîtrise d'œuvre en son nom propre (HMONP) depuis peu, l'architecte est actuellement en reconversion dans les métiers de la filière du bois et s’intéresse particulièrement à la médiation autour de la discipline «En passant ma HMO[NP], j’ai pris conscience de beaucoup de choses : du déséquilibre entre vie professionnelle et personnelle, de la pression et des responsabilités qui pèsent sur l’exercice de ce métier, confie-t-elle, et je pense qu’en l’expliquant on se donne aussi la possibilité d’exercer autrement.»
Contactée par téléphone, Sophie Szpirglas corrobore ces propos. Désormais retraitée, elle dirige l'agence Méthodus jusqu'en 2021 au sein de laquelle elle propose d'accompagner architectes et autres acteurs de maîtrise d'œuvre (bureaux d'études, paysagistes, etc.) pour les conseiller sur leurs démarches administratives tout autant que sur leur organisation et la gestion de leur entreprise. Cette dernière estime que la formation HMONP permet précisément aux architectes de poser la question du temps de travail et le nécessaire équilibre entre vie personnelle et professionnelle pour «bien travailler» :
«Si la formation HMO[NP] n'est pas parfaite, elle apporte en tout cas de l'espoir sur l'évolution de la profession par une forme de prise de conscience grandissante des architectes sur leurs conditions de travail.»
© AmnajKhetsamtip
De cette prise de conscience découle un nouveau rapport au temps dans la pratique de l'architecture chez de nombreux jeunes, observe Laura : «On est beaucoup autour de moi à vouloir se tourner vers d’autres métiers, et continuer une activité d’architecte plus ponctuelle à côté pour sortir de cette pratique aliénante.»
Étienne poursuit lui aussi cette ambition. Pour celui qui explique «détester le salariat», l’idéal serait de pratiquer 3 à 4 jours par semaine et de faire autre chose le reste du temps. «Je me suis rendu compte que faire de l’architecture de manière continue, ça rend fou, lance-t-il. En agence, il y a beaucoup de turnover, des projets qui tombent subitement et jamais assez de temps pour effectuer chacune de nos tâches.» Résultat : il s’apprête à ouvrir une coopérative d’architecture avec des amis pour, à termes, trouver un rapport au temps idéal.
* Les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés. Cet article est issu d'une série de publications qui s'intéressent aux conditions de travail en agence d'architecture.