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Territoires en réseaux (2)À mi-chemin entre réel et virtuel, les réseaux sociaux tendent à redéfinir notre rapport à l'espace et ses manifestations tangibles. Le deuxième épisode de notre série "Territoires en réseaux" développe le concept d'instagramabilité de nos lieux de vie.
Thump Coffee, Denver, United States © Lexia Barnhorn
Thump Coffee, Denver, United States © Lexia Barnhorn
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Le 12 décembre 2020, La Maison France 5 signait, après près de 17 ans de bons et loyaux services, sa dernière diffusion avant de disparaître de la grille des programmes. Animée par Stéphane Thebaut, la célèbre émission d’architecture d’intérieur et de décoration avait pourtant su réunir, encore à la rentrée, pas moins de 770 000 personnes soit 3,4 % de part de marché à en croire les chiffres communiqués par Le Point.

La Maison France 5 vient ainsi s'ajouter à la longue liste d'émissions de décoration disparues du petit écran ces dernières années, à l'instar de D&CO sur M6, Côté Maison sur France 3, Intérieurs sur Paris Première, ou encore TévaDéco diffusée sur la chaîne Téva et première du genre à voir le jour. Alors que ces productions du début des années 2000 rencontrent un succès certain, «la bascule se fait désormais en ligne, où les lanceurs de tendances renouvellent le genre», assure le magazine en ligne Slate.

Sur Netflix, les séries qui mettent en scène des relookings d'intérieur «à l'américaine» — entre autres Amazing interiors, The Great Interior Design Challenge et Stay here – cartonnent tandis qu'Instagram s'impose progressivement comme lanceur de tendances. Besoin d'inspirations pour une cuisine sur-mesure ? Envie d'aménager un véritable espace de bureau en cette période de télétravail ? Quels meubles pour un style «scandinave», «industriel» ou «rustique» ? Instagram a la solution !

Le restaurant, la qualité de ses plats et son degrés d’instagramabilité

Pour Philippe Gargov, co-créateur du cabinet de conseil en prospective urbaine Pop-Up Urbain, les «tendances décos» diffusées sur les réseaux sociaux influencent, au-delà de nos logements, l’aménagement de nos commerces, bars et restaurants. Selon lui, leur capacité à attirer du monde n'est pas uniquement basée sur «la qualité des plats ou des cocktails», mais bien sur l’esthétique qui se dégage du lieu :

“S’il s’agit bien évidemment du rôle des décorateurs de produire des lieux plaisant visuellement, Instagram permet de mesurer la capacité d’un lieu à suivre certaines tendances et donc à voir ses espaces diffusés sur la plateforme.”

De sa propre expérience, le spécialiste raconte avoir récemment été interpellé par un promoteur immobilier afin d’identifier ce qui définit un lieu instagramable. «À partir de ces caractéristiques qui font qu’un lieu va être pris en photo et posté sur Instagram, il s’agissait de dégager des bonnes pratiques à diffuser auprès de ses commerçants et restaurateurs, détaille-t-il. Notre mission s’appelait littéralement "Lieux instagramables" et non "Lieux physiques visuellement beaux", c’est assez révélateur».

Expérience renouvelable

Aussi mince soit la nuance, qu’est-ce qui différencie finalement des beaux espaces, de lieux instagramables ? Selon Philippe Gargov, l’enjeu de l’aménagement de ces lieux se situe à la frontière entre volonté de différenciation et d’appropriation : «on retrouve dans ces espaces, des codes très différenciant qui vont venir apporter une esthétique inattendue au lieu, tout en se fondant par ailleurs dans un ensemble de références mainstreams pour garder une certaine cohérence visuelle sur Instagram.»

Prenez par exemple le décor façon «rue de Tokyo» du restaurant Kodawari Ramen ou encore l'aménagement de chacune des pizzerias du groupe Big Mamma à Paris. L'un comme l'autre transporte le client dans un univers à mi-chemin entre authenticité, cette «saveur vieillotte», et références esthétiques connues de tous que l’on retrouve «un peu partout sur Instagram».

Autant pour le «un peu partout sur Instagram» que la «saveur vieillotte», il n’est ainsi pas rare, en temps normal, de patienter 45 minutes à l’entrée de ces deux célèbres enseignes parisiennes pour savourer — et photographier — l'un des plats typiques qui y est servis. «Au-delà des pizzas, on va aussi à Big Mamma pour y manger avec des couverts de cantines, aller dans des toilettes à thématique, etc.», poursuit Philippe Gargov :

“Ce qui importe dans un tel lieu, c'est de créer de l’expérience visuelle et gustative qui se renouvelle à chaque fois.”

Cette «dimension expérientielle» intéresse aussi de très près les institutions hôtelières. «Certains hôtels se positionnement explicitement sur le sujet depuis quelques années. C'est-à-dire qu'ils ont pensé leur décoration et aménagement de l’espace avant d’inviter des influenceurs à venir s’y mettre en scène», explique Philippe Gargov.

Destiné à un public CSP + relativement jeune, l’objectif consiste alors à concurrencer l’offre Airbnb considérée, à de nombreux égards, comme plus proche du réel. «L’idée est de proposer, au-delà du séjour, une expérience appropriable, interactive et singulière. Ça peut passer par la présence d’accessoires dans les chambres ou l'originalité de la décoration d'un lieu.»

Être partout chez soi

L’authenticité d’Airbnb est pourtant un concept à nuancer à en croire le géographe Victor Piganiol. Enseignant d’histoire-géographie et doctorant à l’université Bordeaux-Montaigne, il consacrait sa thèse aux conséquences urbaines et sociales du développement de l'habiter touristique à Bordeaux et notamment du succès d'Airbnb. «Vous êtes rarement dépaysés en vous rendant sur la plateforme Airbnb, commente-t-il, à la fois parce que les utilisateurs eux-mêmes sont pris dans des modes mais aussi parce que la plateforme donne des conseils très précis sur l'aménagement des logements.»

Des photos de famille qu'il est fortement recommandé de retirer, à l'espace exact prescrit entre le canapé et la table basse, la plateforme incite les utilisateurs à gommer les spécificités des intérieurs créant ainsi des repères et des codes visant à rassurer le touriste. «Que vous soyez à Hong-Kong, à Berlin ou à Lisbonne, l'offre Airbnb sera aujourd'hui exactement la même à peu de choses près, reprend le géographe :

“Au fil du temps, la plateforme s'est créée une image uniforme par l'usage de matériaux ou d'objets de décoration standardisés de type Ikea que l'on retrouve partout.”

«Être partout chez vous», c'est ainsi la promesse d'Airbnb qui au même titre qu'Instagram, tend à déterritorialiser l'espace. «Instagram participe d’une consommation de l’espace et créé un rapport un peu mensonger à celui-ci par ce qu'on en montre et les informations qu'on en donne.» Un constat partagé par Philippe Gargov, qui, de son côté, parle de «lieux caricaturaux» quand une entreprise s'empare du concept pour en faire «du flux et donc de l'argent» sans en comprendre «l'essence, et lui retire toute la partie artistique».

Paradoxalement, dans la volonté de distinction des aménageurs, de nombreux lieux finissent par se ressembler. À l'échelle de la ville, l'exemple des «Playground» — aires de jeux en français — repeints que l'on retrouve aujourd'hui aux quatre coins du monde est révélateur. «Ce type de projets traduit précisément une forme d'aseptisation, avec des lieux copier-coller, aux mêmes couleurs et esthétiques géométriques, remarque Philippe Gargov, c'est l'un des risques d'Instagram.»

Cet article est paru le 20 janvier 2020 sur le magazine web tema.archi.

Marie Crabié
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