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Territoires en réseauxÀ mi-chemin entre réel et virtuel, les réseaux sociaux tendent à redéfinir notre rapport à l'espace et ses manifestations tangibles. Le premier épisode de notre série "Territoires en réseaux" interroge l'évolution de la géographie de nos territoires à l'ère d'Instagram.
Photographing skyscrapers in Hong Kong © bantersnaps
Photographing skyscrapers in Hong Kong © bantersnaps
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«C’est encore loin le pont des photos ? – Encore trois heures au moins ! – Oh mon Dieu. Je ne vais pas y arriver. Mon Dieu.» Au bord du GR 502 au sud de l'Autriche, cet échange entre une jeune femme — visiblement peu préparée — et un groupe de marcheurs aguerris — et blagueurs — était rapporté par Le Courrier International en septembre dernier.

En cette belle journée d’été, ils sont nombreux à emprunter le sentier qui serpente depuis le lac de barrage de Schlegeis, dans le Tyrol autrichien, pour rejoindre le refuge de l’Olperer situé 600 mètres plus haut. Si cet «environnement sauvage offre de multiples possibilités de longues randonnées en solitaire» apprend-on dans l'article, ce n'est pourtant pas pour cette raison que la plupart des visiteurs, plus de 100 000 chaque été, fait le déplacement.

L'explication et véritable objectif des promeneurs se trouve en effet à une centaine de mètres de là, où l'on découvre «un pont suspendu, en bois et en métal, qui enjambe un torrent», de son vrai nom le Kebema Panoramabrücke. Il est devenu le plus photographié du pays sur Instagram à l'été 2019 à en croire l'office du tourisme de la vallée de Zillertal, valorisé notamment à l'occasion de la publication, en juin dernier, du cliché d'une influenceuse y posant «en robe d’été rouge, pieds nus, coiffée d’un chapeau de paille et le regard perdu dans le lointain».

Repartagé un grand nombre fois en l'espace de quelques mois, le post cumule aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers de likes et en appelle des centaines d'autres depuis. «Les pouvoirs publics ont très bien compris qu’ils pouvaient se servir des réseaux sociaux comme des outils de promotion territoriale, commente le géographe Victor Piganiol, c’est une nouvelle manière de partager l’espace

La promotion du territoire sur les réseaux

Basé à Bordeaux, ville par ailleurs devenue son terrain d'enquête, l'enseignant d’histoire-géographie dans le secondaire et doctorant en géographie à l’université Bordeaux-Montaigne y fait état d'une stratégie de «marketing territorial et urbain» qui passe notamment par le réseau social Instagram. «Chaque semaine, vous avez une story sur le compte de la ville de Bordeaux pour promouvoir le marché des capucins par exemple. Aujourd'hui, toutes les métropoles françaises ont des comptes Instagram et préfèrent se servir de ces outils plutôt que de subir ses effets.»

Car si Instagram a tout de virtuel, ses effets sur la ville et le territoire sont en effet bien réels : avec plus d'un milliard d'utilisateurs actifs mensuels comptabilisés en 2020 et plus de 50 milliards de photos partagées partout dans le monde depuis 2010, sa force de frappe est colossale. Gentrification touristique, congestion urbaine, disparition de commerces traditionnels... la plateforme a rencontré, en même temps qu'un grand succès, son lot de critiques face à l'afflux de touristes dans certains lieux désormais considérés comme «envahis par les influenceurs» à l'instar, outre du «pont des photos» en Autriche, de la falaise Pedra do Telegrafo à Rio de Janeiro ou de la rue Crémieux à Paris.

«Internet modifie profondément notre rapport à l'espace, et dans un même temps, à la géographie de nos villes et de nos territoires, estime Victor Piganiol. On pense d'abord à Instagram mais Airbnb est aussi l'un des acteurs du développement du tourisme à l'échelle mondiale». Dans le cadre de ses recherches, le spécialiste s'interroge ainsi sur le lien de cause à effet à établir entre les critiques formulées à l'égard de ces plateformes en ligne et le développement du tourisme urbain :

“Est-ce qu'Airbnb s'est développé parce que nos métropoles françaises étaient déjà touristiques ou est-ce qu'il y a plus de touristes parce qu'Airbnb s'y est largement implanté ? La réponse est loin d'être évidente.”

Touristes ou réseaux, à qui la faute ?

Critiques justifiées à l'égard de ces plateformes ou parfait bouc-émissaire du tourisme de masse, Le Monde s'interrogeait sur cette tendance à l'été 2019 alors qu'Instagram était mis en cause suite à l'attrait grandissant d'influenceurs Instagram pour la ville de Chernobyl en Ukraine. L'événement intervenait d'ailleurs quelques semaines après la sortie d'une série du même nom revenant sur la pire catastrophe nucléaire de l'histoire. Tandis que les utilisateurs du réseau se trouvent, à cette occasion, accusés tout à la fois de dénaturer les lieux qu’ils visitent et de se comporter de façon indécente, le réseau lui-même se voyait reprocher «de "ruiner" des destinations, et de les rendre "trop populaires".»

Des accusations qu'il convient toutefois de nuancer poursuivent les journalistes selon qui, «une part importante des sites qui se plaignent de l’afflux de visiteurs que provoquerait le réseau social n’ont pas attendu l’invention de la perche à selfie pour connaître les dégâts du tourisme et du sur-tourisme.» Le spécialiste de la ville numérique et co-créateur du cabinet de conseil en prospective urbaine Pop-Up Urbain Philippe Gargov partage cet avis et rappelle pour sa part qu'«Instagram matérialise des dynamiques qui existaient déjà depuis longtemps et vient compléter une manière de témoigner de l'attractivité d'un lieu.»

«Instagram permet de réinvestir certains lieux et d'en porter d'autre à la connaissance des habitants et touristes, abonde encore Victor Piganiol. On parle souvent du sur-tourisme provoqué par Instagram mais le réseau permet aussi d'éclater les flux. Autrement dit de révéler des lieux d'intérêts sur un territoire pour sortir des sentiers battus et ainsi réguler la pression touristique.»

Le vécu des lieux

À la question de savoir ce qu'Instagram «fait» finalement à la ville, Philippe Gargov tend à considérer que le réseau constitue une nouvelle manière de s'approprier une esthétique urbaine. Il s'en explique : «Prenez le courant du brutalisme. C'est une architecture largement revalorisée aujourd'hui sur Instagram alors qu'elle était regardée de manière négative pendant un temps. Sa mise en valeur par des photographes aguerris a contribué à la ré-appropriation d'un bâti laissé en jachère.»

Si le réseau ne «créé pas des envies de toutes pièces» comme le formule Philippe Gargov qui rappelle que l'algorithme d'Instagram amène l'utilisateur à suivre des contenus proches de ses intérêts déjà enregistrés par la plateforme, il peut toutefois permettre de renouveler le regard porté sur la ville, pour ceux qui s'y intéressent.

Considéré par d'aucuns comme futile au regard de sa dimension très esthétique, Instagram pourrait, au contraire, servir de révélateur des pratiques, des usages et des attentes des habitants d'une ville. À titre d'exemple, le réseau pourrait motiver l'aménagement d'une aire de jeux, l'implantation de bancs là où les citadins ont pris l'habitude de s'installer ou encore la valorisation d'un mur de street-art maintes fois photographié. «En plus de l'expertise des concepteurs de nos villes, il est aujourd'hui nécessaire de prendre en compte le vécu des lieux par tous les usagers, assure ainsi Philippe Gargov, aussi bien pour les promoteurs que pour les pouvoirs publics.»

Cet article est initialement paru le 24 décembre 2020 sur le magazine web tema.archi.

Marie Crabié