À Nice, les amateurs de spectacle vivant ont vu leurs habitudes bousculées depuis le début du mois de janvier. La promenade des Arts — aussi surnommée "la Promenade du Paillon", du nom du fleuve qu’elle recouvre — s’apprête en effet à changer de visage.
En cause, la volonté portée par la commune de détruire deux des emblèmes de cette coulée verte : le Théâtre National de Nice conçu par l’architecte Yves Bayard en 1989 et le Palais des Congrès - Acropolis des architectes Georges Buzzi et Pierre Bernasconi pour y implanter une «forêt urbaine».
Le Théâtre National de Nice, sur la promenade des Arts, à Nice - Arch. Yves Bayard © TravelEden (CC BY 2.0)
«L’un des premiers arguments qui nous a été présenté est celui de la vétusté des lieux, l’usure des sièges et de la moquette, des loges en mauvais état», raconte Martine Bayard contactée par téléphone. En tant que fille de l’architecte, elle est également l'unique ayant-droit de l’œuvre d’Yves Bayard dont le théâtre constitue l’une des réalisations majeures. Sa forme octogonale et son marbre de Carrare en façade tranchent radicalement avec l’architecture du Vieux-Nice qui le jouxte. «Il a toujours fait des signaux dans la ville, c’était sa signature», défend Martine Bayard.
Au-delà de l’architecture, l’urbanisme
Pour l’architecte des bâtiments de France Luc Albouy consulté sur ce dossier, le Théâtre National de Nice est «porteur d’un intérêt certain» mais le débat ne se situe pas là. «La limite de toute démarche architecturale, en tant que pratique ancrée dans un territoire, reste assujettie à une discipline plus vaste, expose-t-il auprès de Nice Matin, celle de l’urbanisme et de la planification urbaine dont les enjeux dépassent par leur échelle ceux portés par l’architecture». Comprenez : les 1500 nouveaux arbres que la mairie souhaite planter en lieu et place du théâtre pour prolonger la Promenade du Paillon justifient de raser ces deux édifices, par ailleurs partie intégrante de l'œuvre plus globale que constitue la Promenade des Arts [qui comprend également le Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain] et qui résulte d'un seul et même permis de construire.*
Un argument que les opposants de tous bords politiques et près de 8 000 citoyens et signataires des pétitions lancées contre la démolition de l’ouvrage démentent. «À l’époque de la construction du projet, il a été prouvé qu’il n’était pas possible de faire pousser des arbres sur un tel sol, et la démolition du bâtiment sera bien plus coûteuse pour l’environnement et les finances de la mairie que sa simple réhabilitation», fustige Martine Bayard. Détruire pour reverdir, est-ce là que se trouve la solution du développement durable ? Benoît Pouvreau, particulièrement investi au sein de l’association DoCoMoMo France qui défend et documente le Mouvement moderne, s’interroge sur cette tendance :
«Le patrimoine et sa conservation participent du développement durable, et l'effet de mode "projet écologique" pour justifier la dénaturation ou la destruction d'édifices patrimoniaux pose aujourd’hui beaucoup de questions.»
L’État, garant de la protection du patrimoine ?
Au-delà de l’intérêt architectural du bâtiment, les opposants au projet s’interrogent sur le manque de concertation dans le cadre de ce dossier. Pour Éric Ciotti, député Les Républicains (LR) et vice-président du département des Alpes-Maritimes, l'État se « soumet [à ce projet] pour des raisons politiques» et il s'agit d'une véritable «faute culturelle», rapporte Le Monde : «On détruit un théâtre récent qui fonctionnait, qui avait une âme et avait déjà été rénové en 2011.»
Une situation qui se répète pour d’autres. «Sur ce type de questions et face aux élus locaux, l’État et le ministère de la Culture doivent se poser en garant de la protection patrimoniale», estime Benoît Pouvreau. En tant que représentant pour l'Île-de-France de l'association DoCoMoMo — section nationale de l'association internationale — et membre de la Commission Régionale du Patrimoine et de l'Architecture d'Île-de-France, il s’est notamment particulièrement engagé contre le projet initialement proposé par la ville de Clichy-la-Garenne autour de la rénovation de la Maison du Peuple, marché couvert imaginé par Eugène Beaudouin et Marcel Lods dans les années 1930.
L’intervention consiste à rénover cet ensemble patrimonial et à y adosser une tour de 99 mètres de hauteur conçue par l’architecte Rudy Ricciotti. Pour Benoît Pouvreau, il s’agit là de l’un des exemples les plus emblématiques du désengagement de l’état ces dernières années sur les questions de protection du patrimoine. «On est face à un monument classé au titre des monuments historiques et on a permis d’envisager sérieusement la construction d’une tour hyper contemporaine à proximité immédiate en faisant fi de ce que signifie un classement», rappelle-t-il.
Si les mobilisations citoyennes ont permis un retrait du projet, l’avenir promis au bâtiment ne convainc pas la population locale pour autant. En juin 2021, le ministère de la Culture annonce la cession du bâtiment au groupe Ducasse Paris, qui présente quelques mois plus tard son projet de rénovation des lieux, détaillé par Les Échos. Au programme : un restaurant, deux étages de bureaux, une manufacture de torréfaction de chocolat, un café et un marché intérieur en hommage à l’esprit originel du lieu.
Une nouvelle reçue par les habitants comme une dépossession de ce bâtiment, public avant tout, tandis que le marché qu’abritait la Maison du Peuple sera relégué 250 mètres plus loin, dans une rue condamnée. «Le désengagement progressif de l’État et l’approche libérale de la question est une tendance que l’on observe sur les 20 dernières années et qui s’est encore accentuée sous le dernier quinquennat», s’inquiète Benoît Pouvreau.
«Le ministère de la Culture n’est pas à la hauteur de sa fonction ce qui mène à une accumulation de cas d’écoles alarmants.»
Quelle responsabilité des communes ?
Mais quel est exactement le rôle de l’État dans la protection du patrimoine et notamment celui du XXe siècle ? Cette question, Michèle François, chargée d’études à la DRAC Occitanie, l’a récemment soulevée dans l’affaire portant sur Le Kyklos, ouvrage conçu par Paul Garcia et Maurice Zavagno à Port-Leucate dans les années 1970. Devant la délégation permanente de la commission régionale du patrimoine, la spécialiste de la mission Racine démontre l’intérêt architectural d’un tel «geste contemporain», aujourd’hui menacé de destruction par la ville.
«Devant le nombre très important de bâtiments édifiés au XXe siècle sur la côte méditerranéenne, l’État ne peut, à termes, protéger tous ceux qui sont aujourd’hui susceptibles d’être détruits, précise Michèle François, motivant ainsi la décision de refus prise par la délégation. La situation deviendrait ingérable. On va avoir des demandes de la part de tous les bâtiments pour lesquels il y a des risques de destruction ou de dénaturation.» À travers le cas du Kyklos, le ministère de la Culture renvoie ainsi la responsabilité vers la commune qui, selon la spécialiste «peut agir pour la protection de cet ensemble patrimonial, d’autant plus qu’elle dispose de tous les outils». Cette dernière fait ainsi référence à la possibilité pour les élus d’inscrire les bâtiments remarquables de leur commune dans le Plan Local d’Urbanisme (PLU) pour que la loi s’applique et que les bâtiments soient pris en compte dans l’aménagement du territoire.
Le patrimoine, les propriétaires et les communes
En 2010, la mise en place par le ministère de la Culture du label Architecture contemporaine Remarquable (anciennement «Patrimoine du XXᵉ siècle») s’inscrit dans cette volonté de valorisation et de mise au jour de l’intérêt architectural d’ouvrages du XXe siècle, sans pour autant imposer les contraintes qu’induit une protection au titre des monuments historiques. Michèle François développe :
«Avec ce label, l’État cherche à dire “regardez cette architecture, il faut qu’elle soit prise en compte”.»
Outil de sensibilisation avant tout, le label n’apporte qu’une forme de visibilité à une architecture souvent mal comprise et décriée. «Aujourd’hui, il ne nous viendrait pas à l’idée de détruire une église romane ou un château du XVIIIe siècle, reprend la spécialiste, mais pour le XXe et le XIXe siècle, dont la production est exponentielle et de qualité diverse, ce n’est pas encore gagné.» Preuve en est, certains bâtiments labellisés ont même été détruits a posteriori. «C’est très embêtant pour le ministère de la Culture d’aller mettre des labels sur des choses dont les élus n’ont rien à faire, réagit-elle. L’État ne peut pas arriver comme un pompier pour éteindre l’incendie en protégeant au coup par coup. Il y a d’autres moyens que d’appeler l’État au secours et le maire est d'ailleurs tout puissant par rapport au principe de destruction ou de démolition d’un bâtiment, insiste Michèle François. Ce sont les élus et les propriétaires qui ont la main et doivent saisir la valeur de leur patrimoine.»
Les 13 co-propriétaires, contactés lors des études menées par Michèle François, ne se sont d’ailleurs pas positionnés en faveur du Kyklos. Selon elle, les enjeux financiers entourant le projet dépassent largement l’intérêt architectural de ce lieu de vie autrefois «très actif» dont se souvient parfaitement Brigitte Defives. «Je suis venue ici pour la première fois à 14 ans, raconte l’estivante. À l’époque, il y avait beaucoup d’animation avec quatre restaurants en rez-de-chaussée et une boîte de nuit très recherchée», se souvient-elle.
En août 2021, cette ex-médecin et mère d’architecte lance une pétition pour la réhabilitation de cet ensemble remarquable. «Le bâtiment symbolise les racines de la ville, il appartient à cette mission Racine [mission interministérielle d'aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon] qui a bouleversée toute la région avec un impact économique immense, retrace-t-elle. C’est sans doute le seul bâtiment de cette mission qui se visite aussi librement, comme un musée vivant, témoigne-t-elle, mais par un manque d’entretien lamentable on parle de le détruire pour le remplacer par un immeuble d’habitation de promoteur.»
Du patrimoine aux promoteurs
Les équipements publics ne sont pourtant pas les seuls menacés de destruction. En région parisienne, DoCoMoMo alerte sur les menaces qui pèsent aujourd’hui sur plusieurs ensembles de logements sociaux, habités et opérationnels. Depuis plusieurs années, Marc Sirvin se mobilise contre la destruction de la cité-jardin de la Butte-Rouge située sur les hauteurs de Châtenay-Malabry, au sud de Paris.
Elle s’étend sur pas moins d’un tiers de la surface de la ville et abrite près de 10 000 habitants répartis dans des bâtiments construits entre 1930 et 1970. Dans l’entre-deux-guerres, l’objectif est alors de proposer un cadre de vie agréable entouré de végétation, «sain et digne», aux ouvriers de la région qui s’entassent à l’époque dans des bidonvilles. «C’est un concept importé d’Angleterre», précise Marc Sirvin, lui-même architecte et descendant des concepteurs du projet.
Ni classée ni inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, la cité est aujourd’hui menacée de destruction «à 85%» selon l’architecte, grâce au PLU voté de «manière brutale et sans prise en compte des 1600 avis recueillis sur le sujet, déplore-t-il. Officiellement, Roselyne Bachelot a annoncé soutenir la Butte-Rouge dans son état actuel, mais dans les faits rien n’a été réalisé», poursuit-il. En 2018, Libération enfonce le clou : «La cité pourrait être démolie demain matin, personne n’y pourrait rien.» Contacté via son service de presse à plusieurs reprises, le ministère de la Culture n'a pas réagi à nos sollicitations.
Rénover plutôt que de détruire
Pourtant, un projet jugé respectueux de l’existant a bien été proposé à la ville par l’urbaniste Claire Schorter à l’issue d’un concours d’urbanisme. «Le projet n’a pas convenu au maire de l’époque, Georges Siffredi qui l’a mis au placard pour en proposer un nouveau, explique Marc Sirvin, celui contre lequel on se bat aujourd’hui.» Loin de lui l’idée de mettre toute la Butte-Rouge sous cloche, ce dernier soutient une «bonne réhabilitation des habitations», par une meilleure ventilation et une isolation thermique des appartements. «La mairie n’a pas inventé les problématiques décrites dans certains logements jugés insalubres, elles sont réelles mais des solutions existent sans pour autant détruire les bâtiments», estime-t-il.
Pour Marc Sirvin, il est urgent de reconnaître l’aspect patrimonial et l’intérêt environnemental de la cité-jardin de la Butte-Rouge. «Aujourd’hui, on nous présente un projet d’éco-quartier par la destruction d’une cité-jardin et la densification des espaces, c’est du non-sens écologique», dénonce-t-il. Pourtant, des exemples de rénovation exemplaires existent en Île-de-France. En 2019, c’est notamment le cas de la cité-jardin de Stains en Seine-Saint-Denis, rénovée et classée «patrimoine d'intérêt régional». Auprès du quotidien Le Parisien, l'animatrice des cités-jardins d’Île-de-France Milena Crespo, se réjouit alors de l’écho que trouve ce modèle de «ville à la campagne» à l’heure du changement climatique.
«On a tendance à considérer le logement social comme étant "jetable", commente Benoît Pouvreau en référence aux récentes actualités autour des bâtiments de Georges Candilis dans le quartier du Mirail à Toulouse ou encore celles des immeubles de la Maladrerie conçus par René Gailhoustet à Aubervilliers. Le concept du patrimoine lui-même n’est en soi pas partagé par tous et plus cette démarche et cette réflexion s’appliquent à des cas de figure pointus ou dits ordinaires, moins il est facile de comprendre cette approche.»
*Publié le vendredi 4 mars à 7h12, l'article a été modifié pour ajout d'une information concernant La Promenade des Arts à Nice, imaginée comme une œuvre globale à partir d'un seul permis de construire, et dont le Théâtre National de Nice, actuellement menacé de destruction, fait partie.