Après 36 ans de carrière, Claudine, 53 ans peine à croire qu’elle va devoir vider ses armoires pleines de dossiers, de photos, de souvenirs de bureaux. «Je ne sais pas ce que je vais en faire, car je n’aurais droit qu’à un casier», raconte-t-elle au micro d’Amandine Mathivet pour le podcast Au turbin!
Salariée installée dans un bureau personnel tout au long de sa carrière, Claudine s’apprête à vivre le déménagement de son entreprise, et avec lui, la perte d’une certaine qualité de vie au travail estime-t-elle. «Avec le flex-office, il faut constamment libérer le bureau, on ne peut pas avoir son coin à soi avec ses affaires, je trouve que c’est dommage. Ça pousse les salariés à se mettre en télétravail.»
Déménagement en entreprise : vais-je perdre au change ?
Selon la psychanalyste, psychiatre et psychothérapeute Marie-Claude Gavard, ce sentiment de «perdre au change» est souvent partagé à la veille du changement imposé que constitue le déménagement d’une entreprise. «Bien souvent ce que j’observe dans ce cadre, ce sont des salariés particulièrement embêtés de se retrouver dans un open-space, témoigne la spécialiste, mais il s’agit moins d’une question d’espace que de philosophie de travail», relève-t-elle.
La spécialiste fait notamment référence à ce qu’implique une organisation de l’entreprise en espaces de travail partagés à savoir une forme de surveillance constante, une diminution de l’intimité à travers des écrans d’ordinateur visibles depuis le couloir ou les autres postes de travail, ainsi qu’une pollution auditive et visuelle constante dont peuvent découler fatigue et stress pour les salariés.
Si Claudine s’estime ainsi chanceuse de pouvoir arriver sur son lieu de travail relativement tôt pour pouvoir choisir son bureau, il n’en va pas de même pour ses collègues qui devront, elles, s’adapter et s’installer «là où elles peuvent». Cette forme de dépersonnalisation de l’espace, d’autant plus quand le salarié n’y a pas été habitué dès ses débuts, peut en effet peser sur l’identité de la personne et le rôle qu’il s’attribue dans l’entreprise appuie Marie-Claude Gavard.
L’identité au travail, le temps et l’espace
Car c’est bien dans notre espace intime, dans nos bibelots, photos, plantes et souvenirs personnels disposés ça et là que se joue notre rapport au bureau, un espace de travail tout autant que de vie «dans le sens où les activités qui y sont effectuées ne sont pas systématiquement associées aux obligations professionnelles.» Un constat que met en évidence l’ethnologue et chargée de recherche au Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS) Anne Monjaret dans son article scientifique au titre évocateur Les bureaux ne sont pas seulement des espaces de travail…
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Elle y étudie les modes d’occupation et d’appropriation de ces espaces sur près d’un siècle et montre ainsi «comment s’est opéré le passage d’un aménagement uniforme à un aménagement qui mêle proposition de l’institution et décor personnalisé de l’employé» traduisant ainsi «les fonctionnements organisationnels, hiérarchiques et communicationnels au travail et plus précisément bureaucratiques.» Pour le psychiatre, psychothérapeute et consultant, Jacques-Antoine Malarewicz, auteur de Petits Deuils en entreprise, tout est bon pour «re-compartimenter les plateaux ouverts». Il s’en explique auprès du Figaro :
“Ces mythes du décloisonnement et de la transversalité “coopérative’’ exprimés par les nouveaux choix d’organisation de bureaux n’empêchent pas l’essentiel: nous avons besoin d’être bien dans notre espace intime pour être bien en collectivité. L’un ne va pas sans l’autre. Nos postes de travail doivent nous permettre de faciliter ces deux dimensions.”
Pour celui qui considère le déménagement comme «un processus de deuil» et une «mutation professionnelle qui relève souvent de l’injustice» , il est dès lors nécessaire de prendre en compte ces réflexions dans les nouveaux aménagements des bureaux qui peuvent être à l’origine d’une véritable crise identitaire à tous les niveaux hiérarchiques.
Incertitude, stress et cartons imposés
«Rupture», «détricotage des liens», action de «vider les lieux» : selon une étude de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), le déménagement serait, en France le 3e plus grand traumatisme vécu après le deuil ou le licenciement. Pour la philosophe et écrivaine Claire Marin interrogée sur France Inter dans le cadre de l’émission Grand bien vous fasse, le déménagement nous amène à nous confronter à notre mémoire et notre passé, ce qui peut s’avérer douloureux.
S’y joue également une forme de rupture avec tous les moments passés au sein d’un espace, d’une maison ou d’un appartement ainsi que de tout l’investissement social, affectif et personnel qui y est associé. Mais à l’inverse d’un déménagement personnel, celui de nos bureaux nous est imposé insiste Marie-Claude Gavard. Le déménagement personnel est en effet souvent synonyme d’un changement de vie pour du mieux : on déménage pour s’installer en famille dans un espace plus grand, ou on s’installe en couple.
Dans le cas du déménagement d’une entreprise, le signal envoyé varie. L’entreprise change-t-elle de locaux car elle s’agrandit ou au contraire du fait d’une activité en perte de vitesse ? «Tout cela créé beaucoup d’incertitudes», assure la spécialiste.
“Dans le cas d’un déménagement professionnel, c’est d’autant plus difficile pour le salarié car il lui est imposé, donc il va se sentir forcé voire même rapidement infantilisé par le fait de faire ses cartons, de s'adapter à de nouvelles conditions de travail, etc.”
Des changements à anticiper
Aux nouveaux locaux de travail ou collègues auxquels les salariés doivent progressivement s’adapter, s’ajoute en effet le quartier de ce dernier, les commerces et restaurants à proximité ou encore le temps de transport quotidien raccourci ou au contraire allongé, plus ou moins agréable selon les personnes.
«Quand la boîte a quitté le centre de Paris pour des locaux deux fois plus grands en banlieue, je me suis sentie punie», confiait ainsi Magali, salariée d’une agence de publicité interrogée par Le Figaro qui avait vu son trajet rallongé de 40 minutes au moment du déménagement de ses locaux de travail. «Même l’aspect esthétique du bâtiment compte ! Si vous êtes dans un beau bâtiment haussmannien et que vous déménagez dans un bâtiment neuf, très moderne ça va jouer un rôle sur votre envie d’aller au travail», assure Marie-Claude Gavard.
Marc Traverson est coach et directeur général du cabinet Acteus. Pour lui qui accompagne des entreprises dans ces moments de transitions, les inquiétudes s’avèrent principalement «territoriales». Autrement dit, l’emplacement du poste de travail dans le bâtiment lui-même génère du stress pour l’employé car il renvoie à son rôle dans l’entreprise.
Au bout du couloir ou à un étage différent de celui de ses collègues habituels, il pourra se sentir laissé pour compte. «Symboliquement pour la personne c’est comme si elle perdait en importance hiérarchique et ça ajoute au sentiment d’injustice ressenti au moment du déménagement, justifie Marie-Claude Gavard, car le choix du travail c’est aussi celui des contraintes qu’il implique. Les transports, le bien-être au bureau, les collègues, etc. Dans le cas d’un tel changement, le salarié peut s’en sentir comme dépossédé.»
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Pour autant, la spécialiste tempère et rappelle qu’à l’ensemble des incertitudes exprimées, peuvent répondre une attention toute particulière de l’entreprise aux besoins des salariés. «Y compris dans l’aménagement des bureaux et les habitudes des uns et des autres, les salariés peuvent être inclus dans les décisions pour des choses aussi simples que de savoir si vous être frileux ou non pour décider de l’emplacement de votre poste de travail, proche de la fenêtre ou non par exemple.»
Sonder les uns et les autres pour bien anticiper les envies d’aménagement, recueillir les besoins personnels et demandes collectives sont autant d’étapes qui peuvent ainsi remédier à une perte de repères et permettre de faire participer chacun à l’effort d’adaptation aux nouveaux locaux et nouvelles habitudes de travail. Pour cette dernière, il ne fait aucun doute : «Plus il y a de considérations personnelles, mieux ça se passe.»
Cet article, rédigé par la rédaction de tema.archi, a été initialement publié le 4 janvier 2022, sur une plateforme en ligne à destination des agents du ministère de la Culture, à l'occasion du projet Camus qui vise à réorganiser les bâtiments de l'administration centrale du ministère.