Survoler les vastes boulevards d’une ville américaine paré de votre « jetpack » — réacteur dorsal en français, sauter d’immeuble en immeuble à l’appui de câbles électriques et autres passerelles urbaines, ou encore imaginer les intérieurs de votre demeure sans limite de budget : rien de plus banal pour des millions de joueurs qui chaque jour, évoluent dans un avatar de notre monde.
En mars dernier, Le Monde révélait qu’en moyenne en Europe, le temps moyen passé par les joueurs derrière leurs écrans avait crû de 25 % en 2020, notamment « boosté » par le confinement généralisé. En témoignent d’ailleurs le boom des ventes de consoles, +140% en France, ou encore le grand nombre de téléchargements de jeux vidéo en ligne dans la semaine suivant l’annonce des premières mesures contraignantes, selon les informations communiquées par l’Interactive Software Federation of Europe (ISFE) auprès du quotidien national.
Le jeu, cet avatar de notre monde
Aller au travail, inviter des amis ou profiter de balades en extérieur : pour beaucoup, ces activités virtuelles simples et par définition hors de portée au printemps dernier agissent ainsi comme un exutoire, «une façon de s’évader et de rêver à une vie différente», se remémore Nada, chargée de recrutement et des ressources humaines dans la région lilloise qui au printemps dernier, se replonge progressivement dans le jeu de simulation Les Sims. «J’y trouve une partie de réalité, certes un peu édulcorée mais qui permet de sortir de la routine et de faire des expériences sans conséquences», explique-t-elle.
Sims - capture d'écran par Nada, chargée de recrutement dans la région de Lille © DR
Parmi celles-ci, l’aménagement des espaces de vie de ses personnages constitue l’une des priorités de la jeune femme, du choix du canapé au revêtement de la terrasse du logement en passant par la disposition de chacune des pièces. «De base, j’aime beaucoup tout ce qui va toucher à l’intérieur, l’aménagement d’une maison, la décoration, les influences qu’on peut avoir de l’art et de la mode, commente-t-elle, et les Sims me permettent d’imaginer ces espaces sans aucune limite.»
À un autre degré, c’est aussi ce que propose le dernier opus d’Animal Crossing sorti en mars dernier — dont les ventes atteignaient 31,18 millions au 31 décembre 2020 — qui met particulièrement l’accent sur le design et la personnalisation de la maison du joueur. À tel point qu’une compétition «féroce» s’organise sur les réseaux sociaux sous le hashtag #ACNHDesign pour déterminer qui aura le plus bel intérieur. Dans la foulée, «le studio EA Games a même créé une plateforme dédiée pour présenter les plus belles constructions architecturales virtuelles de ses joueurs», nous informe le magazine en ligne wedemain.fr.
Peu importe l’univers, pourvu qu’on ait l’immersion
Pourtant, peu importe l’univers et le but du joueur dans le jeu, l’architecture y serait présente par essence selon plusieurs spécialistes. «L’architecture est présente dans le jeu par nécessité, c’est à la fois le support de la narration mais aussi les éléments qui le compose et les obstacles qui se présentent au joueur», défend le journaliste et conférencier Jean Zeid qui a fait du jeu vidéo son domaine de prédilection.
«L’architecture prend parfois la place d’un «character», avec son histoire, son évolution et ses sentiments», renchérit Corentin Feauveaux, récemment diplômé de l'école Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes et désormais assistant architecte dans une agence rennaise. Passionné de jeux vidéo, il réalisait son projet de fin d’études autour du jeu Minecraft pour ainsi étudier les ponts entre architecture et jeux vidéo.
Minecraft Earth impresses you with stunning 8-bit pixel looks and many AR (Augmented Reality) features © Mika Baumeister
Contacté par messagerie interposée, il précise notamment le rôle que prend l’architecture dans la narration d’un jeu post-apocalyptique comme The last of us, dans lequel la ville se trouve en état de décomposition, abandonnée et en proie à la végétation. «Alors qu’on y suit des survivants d’une pandémie 20-30 ans après le drame, l’architecture nous transmet son propre récit et accompagne le joueur dans la découverte de ce monde», décrypte-t-il. Interactive, l’architecture sert alors le joueur en lui apportant des éléments de «gameplay», autrement dit des moyens de se cacher, se protéger, analyser et déduire une issue à un problème.
Derrière l’écran, l’envie d’architecture
Plus souvent considéré «sur le mode de la pathologie» que comme un passe-temps, le jeu vidéo fait pourtant figure de «grand méchant loup, fustigé pour sa violence, son pouvoir hypnotique [ou encore] sa cannibalisation de l’imaginaire», relevait Le Monde en avril dernier. En ligne de mire, deux mythes persistent autour de ce dernier, à savoir «la confusion entre réalité et virtuel, et celui du potentiel repli du joueur sur lui-même», expliquait à cette occasion le psychiatre Serge Tisseron.
Or, dans son ouvrage consacré à la question, le spécialiste démontre que les jeux vidéo «stimulent les fonctions d’attention et de résolution d’énigmes, l’apprentissage de la gestion de plusieurs tâches en parallèle – ce qui sera de plus en plus important dans une société où les stimulations sont toujours nombreuses et variées – et ils constituent enfin d’excellents supports de socialisation.»
Un point de vue largement partagé par Jean Zeid selon qui «la dimension artistique et pédagogique du jeu vidéo est évidente.» Et ce dernier de poursuivre :
«Si autrefois c’était Jules Verne qui donnait aux jeunes l’envie de découverte du monde, aujourd’hui le jeu vidéo peut remplir cette fonction.»
En tête, il garde notamment le souvenir du fils d’un ami qui, après avoir joué à Assassin’s Creed ressentit l’envie de se rendre à Florence pour découvrir de ses propres yeux les «bijoux architecturaux». «C’est le jeu qui lui avait donné cette envie de se rendre sur place. Mais c’est la même chose pour beaucoup de jeux», poursuit-il en référence à Fifa, dans lequel sont notamment reconstitués les plus grands stades du monde. «Ce n’est pas juste un décor, ça donne envie d’y aller.»
Capture d'écran PS4 Assassin's Creed II Florence Free Roam #1, Ubisoft © Chaine Youtube : SpongyProductions
Par expérience, Corentin Feauveaux estime lui aussi que les jeux vidéo peuvent, chez de jeunes adolescents, développer l'intérêt pour diverses disciplines peu évoquées au cours du cursus scolaire. Pour lui, ce fut l'architecture : «Ma propre vocation à devenir architecte semble venir du fait que j’ai joué aux jeux vidéo depuis mon enfance. Je me suis rendu compte plus tard pendant mes études d’architecture que les nombreuses constructions que je réalisais dans le jeu (Les Sims, SimCity, Minecraft) n'étaient ni plus ni moins que des projets d’architecture, à l’échelle du jeu et avec son dialogue propre.»
Du jeu à l’outil pédagogique
De la technologie de réalité virtuelle aux logiciels de modélisation 3D tels que Revit ou Archicad, l’architecture puise ainsi régulièrement dans l’industrie des jeux vidéo pour étoffer ses outils de conception assure le jeune homme. Il ajoute :
«L’urbanisme d’aujourd’hui peut se servir des outils du jeu vidéo pour construire la ville de demain, les outils numériques de création, de visualisation permettent de communiquer à de plus larges populations sur des thématiques centrales.»
Cette dimension pédagogique du jeu vidéo, de nombreux spécialistes l'étudient à l’instar d’Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat dont les recherches portent sur l’intérêt du jeu vidéo dans l’étude de la géographie. Selon eux, la reproduction d’une situation donnée dans un cadre ludique permettrait ainsi de favoriser les connaissances sur les résultats et d’en comprendre les mécanismes, y compris transposés à la réalité.
«On ne soupçonnait pas cet aspect là du jeu vidéo, renchérit l’urbaniste Philippe Gargov. Aujourd’hui, on se rend compte que le jeu vidéo apporte une certaine capacité d’immersion, de navigation sans même bouger de chez soi, une nouvelle manière de se mouvoir et de s’imprégner d’un bâti, détaille-t-il. Ce sont des éléments dont on pourrait tirer partie à l'avenir. »