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MagazineLa réversibilité, c'est la capacité offerte à un bâtiment d'accueillir différents usages dans le temps. Plus écologiques et moins couteuses, ces opérations apparaissent comme la clé de la ville mutable, capable de répondre aux enjeux sociaux, environnementaux et économiques d'avenir. Mais qu'en est-il dans les faits ? Architecte et ingénieurs nous éclairent.
Black Swans à Strasbourg – Arch. Anne Démians © Martin Argyroglo
Black Swans à Strasbourg – Arch. Anne Démians © Martin Argyroglo
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Oubliez la notion de résilience si souvent évoquée au cours de la crise sanitaire, l’heure est à l’adaptation. C’est en tout cas le point de vue défendu par le chercheur et explorateur Christian Clot dans son dernier ouvrage Covid et après ? Notre nouvelle terre inconnue pour répondre et faire face aux multiples crises sociales, politiques et économiques émergentes accompagnées d’une montée des incertitudes.

«Le paradigme de notre temps est celui de la transformation, confie l’universitaire au magazine en ligne Et Demain Notre ADN. Je considère [...] que, face aux grands enjeux systémiques auxquels nous sommes collectivement confrontés, il nous faut cesser d’attendre la crise pour y réagir, et plutôt l’anticiper», abonde-t-il.

Ne plus construire l’in-transformable

S’adapter, c’est un défi auquel doivent déjà répondre nos villes à l’heure où les surfaces allouées aux bureaux, logements, espaces de commerce et de services sont progressivement redistribuées à l’aune des nouveaux usages urbains. Selon Patrick Rubin, architecte et co-fondateur de l’agence Canal Architecture, il faut désormais en finir avec les opérations hyperspécialisées – bureaux, logements, activités – et inventer des modèles de construction capables d’évoluer : «Il s’agit notamment de ne plus construire l’in- transformable, mais admettre l’usage temporaire d’un immeuble», avance-t-il dans une tribune publiée dans Le Monde en décembre dernier. Pour l’architecte, la ville agile se situe dans la capacité à envisager plusieurs vies pour un même bâtiment.

“Il faut réinventer des procédés constructifs industrialisés, économiquement crédibles, dans l’objectif d’anticiper la réversibilité d’usage, quel que soit le programme d’origine.”

Selon l’architecte Anne Démians, il s’agit par ces réflexions de «rendre compatibles deux temporalités : le temps long du développement de la ville et le temps court des cycles économiques», selon ses propos rapportés par Le Moniteur. Contactée par téléphone, elle détaille : «Ce qui déstabilise économiquement, c’est quand il y a une vacuité d’usage, et aujourd’hui on fait face à une telle volatilité des besoins que l’on est indubitablement amenés à aller vers des opérations réversibles, décrite comme telle dès le dépôt du permis de construire.»

La réglementation ou la clé de la ville réversible

Après la livraison en 2014 du projet hybride de logements Black Swans à Strasbourg, Anne Démians travaille désormais à la réalisation d’un immeuble dit «techtiaire» pour le quartier de l’Ecole Polytechnique, à Paris-Saclay comprenant aussi bien des espaces de bureaux, que des laboratoires et des salles modulables qui répondent aux besoins actuels des «entreprises de la Tech». Entièrement réversibles, les espaces bénéficient d’un standard de hauteur qui permet d’accueillir de multiples usages sans remise en cause du confort, y compris du logement. «On est l’un des seuls pays en Europe à avoir dissocié la règlementation entre bureaux et logements, ce qui rend aujourd’hui la réversibilité d’un usage à l’autre quasiment impossible», déplore Anne Démians.

Black Swans à Strasbourg – Arch. Anne Démians © Martin Argyroglo

Pourtant, selon cette dernière, chacun des programmes peut se nourrir l’un l’autre : la hauteur sous plafond dont jouissent les espaces de bureaux pourrait être transposée aux logements — «souvent rabotés», et dont découle un manque de lumière, de ventilation etc. — tandis que les bureaux pourraient bénéficier de coursives ou d’espaces extérieurs plus souvent alloués aux logements.

L’architecte défend ainsi l’idée de mise en place d’un permis à double entrée (qui comprendrait deux destinations d’usage d’emblée) et qui ouvrirait la voie à des incitations fiscales pour les maîtrises d’ouvrages. «La crise provoque un effet d’entraînement positif qui pourrait pousser, à termes, les réglementations et faire en sorte que d’ici deux ou trois ans, ce ne soit plus un ou deux bâtiments réversibles qui sortent de terre mais qu’ils se multiplient à bien plus grande échelle.»

Un fruit sans son écorce

À Bordeaux, l’agence Canal vient d’ailleurs d’obtenir le premier permis de construire de «bâti réversible» accordé par l’État. Une petite victoire pour l’architecte Patrick Rubin et ses équipes qui prônent ce modèle depuis plus d’une décennie et dont les réflexions sur la question sont résumées dans un livret synthétique intitulé Construire Réversible. «Nous portons le projet d’un bâtiment sans affectation préalable depuis maintenant 12 ans, dans le but de permettre d’enclencher n’importe quelle utilisation.»

Perspective du projet TEBiO, porté par Bordeaux Euratlantique, Egidia/Elithis et Catella – Livraison prévue en 2023 – Arch. CANAL Architecture © CANAL Architecture

À partir d’un concours lancé autour de la réalisation d’une résidence étudiante pour le plateau de Saclay en 2009, l’agence Canal réfléchit à la raison d’être de la résidence étudiante en France, séquencée selon le principe un logement – un étudiant. «En se baladant en Europe, notamment en Slovénie, on a découvert des résidences bien faites avec des espaces de partage, des bibliothèques, des salles de sport, etc., raconte-t-il. Et on s’est demandé pourquoi réaliser ça uniquement pour les étudiants et non pas d’autres types de profils habitants ?» Le manifeste Le logement jeune n’est-il qu’un produit ? réalisé par l’agence et publié en 2010 résulte de ces interrogations.

Dans les faits, l’architecte travaille lui aussi sur la hauteur des espaces, un système constructif pensé à partir de poteaux, et non pas de murs de refends ou de façade porteuse, une épaisseur de bâtiment idéale ainsi que des systèmes de circulation des personnes placés aux extrémités du bâtiment. «C’est comme un fruit, il s’agit de retirer l’écorce et de voir comment on aménage au plus simple les espaces intérieurs pour permettre une mutation complète des usages.»

La réversibilité, une tendance loin d’être nouvelle

Dans son article Immeubles réversibles : il faudra du temps pour passer de la théorie à la pratique publié en 2016, le quotidien Les Échos affirme : «La réalisation d’immeubles anticipant leur éventuelle réversibilité reste rare, mais les études et recherches se sont multipliées depuis quelques années.» Présentés comme des opérations innovantes, les ouvrages dits réversibles livrés ces dix dernières années s’inscrivent pourtant dans des réflexions architecturales qui ne sont pas nouvelles, tempère l’ingénieur Franck Boutté.

“L’archétype de la réversibilité c’est la tente, contrairement à la grotte qui est un peu dans l’idée de la permanence. On monte, on s’installe, on démonte , on s’en va ailleurs, etc. La tente, c’est celle des nomades qui existe depuis les débuts de l'humanité.”

Une ambivalence qui, dans l’histoire des établissements humains s’avère omniprésente depuis lors, depuis le système précurseur poteau-poutre employé par les Grecs sous l’Antiquité, jusqu’à l’immeuble de rapport Haussmannien en passant par la Maison « Dom-Ino » pensée par Le Corbusier au XXe siècle. «Les années 1980 mettent un frein à cette forme de conception car on optimise au maximum la structure des bâtiments pour les seuls usages qu’ils accueillent», regrette Franck Boutté.

Maquette d’architecture de la Maison «Dom-Ino» présentée au Gemeentemuseum à La Hague, Pays-Bas © Sailko (CC BY 3.0)

Ce qui guide le spécialiste dans sa pratique de l’architecture et de l’ingénierie, c’est précisément le fait de «rendre capable les bâtiments ou les structures urbaines» plutôt que de satisfaire à des critères de performance. «Durer, c’est être capable de se transformer, avance-t-il avant de s’en expliquer : «On a peut-être fait fausse route en traduisant le mot “sustainable’’, ce qui équivaut à “la capacité d’être soutenu” en “durable” dans le sens de quelque chose qui “doit durer”.» Selon lui, il faut revenir à l’origine de l’expression et notamment au suffixe “-able’’ qui en anglais signifie “être capable de”.

L’immeuble de rapport Haussmannien, ce modèle

Le projet Saussure, sorti de terre en 2014 sur la nouvelle ZAC Clichy-Batignolles résulte de telles réflexions. Pour cette opération de 40 logements, Franck Boutté et Umberto Napolitano (LAN architecture) explorent les notions de densité et de flexibilité, selon eux caractéristiques des immeubles de rapport Haussmannien.

L’étude des «invariants» de ces immeubles, initiée sur ce projet, donne ensuite lieu à un travail de recherches exposé au Pavillon de l’Arsenal en 2017 et qui témoigne de la capacité de réversibilité totale des bâtiments Haussmannien, sans pour autant avoir été pensés comme tel à l’époque. «Nous avons proposé une relecture anhistorique de ce patrimoine pour démontrer les qualités de ces espaces et la manière dont on peut aujourd’hui s’en inspirer.»

Exposition «Paris Haussmann, modèle de ville», présentée du 31 janvier au 4 juin 2017 au Pavillon de l’Arsenal © Antoine Espinasseau, Pavillon de l’Arsenal

Pêle-mêle, ce dernier énumère la bonne épaisseur des bâtiments ayant permis de créer un tissu très dense et pour autant accueillant beaucoup de vides en cœur d’îlot, la trame des immeubles qui permet de désolidariser l’aménagement des intérieurs de la façade ou encore une forme de «générosité structurelle», qui consiste à «apporter plus de résistance que ce qui est strictement nécessaire, et ouvre la possibilité d’enlever des éléments de la structure» sans mettre en péril l’immeuble. «Ça interroge beaucoup parce que dans la production récente, on a souvent fait de l’optimisation de la structure en fonction des besoins, réagit Franck Boutté, c’est-à-dire que l’on conçoit la juste structure mais on ne peut rien enlever ni transformer.»

Transformer la ville, ne plus détruire

Transformer la ville, c’est notamment ne plus détruire, ou détruire moins. Mais que faire de bâtiments qui n’ont pas été pensés pour être réversibles et dont la transformation s’avère délicate ? Pour Patrick Rubin, les tensions qui pèsent actuellement sur le foncier doivent nous amener à réfléchir à la transformation de tous les bâtiments pour «enfin les garder et les transformer, les réparer», exprime-t-il. «Réhabiliter, c’est ce mot lourd qui représente des grues dans tous les sens, des camions, du béton. Je pense que la solution se trouve ailleurs, dans les outils du design plus que du second œuvre classique», avance-t-il.

Cloisons, sols, composants des salles de bain, des cuisines : l’architecte estime que d’ici une dizaine d’années, il sera tout à fait possible de se réinstaller dans des coques existantes, et qu’il est important aujourd’hui d’accompagner les maitrise d’ouvrages sur des opérations moins couteuses en temps et en argent. «Les architectes en France, contrairement aux nordiques, s’intéressent assez peu aux aménagements intérieurs. Mais vous pouvez jouer sur l’intérieur avec les outils du design pour faire ressentir + 10 mètres carrés, assure-t-il — un point de vue qu’il développait par ailleurs dans Le Monde en décembre dernier. Beaucoup de start-ups s’intéressent désormais à ces questions là, c’est notre prochain défi.»

Pour Anne Démians, la construction réversible ne correspond en aucun cas à une banalisation de l’écriture architecturale. Au contraire, celle-ci libère la question de la dissociation artificielle entre bureaux et logements «qui sont des espaces domestiques qui ont les mêmes besoins» permettant ainsi de construire avec un plus grand soin porté aux spécificités régionales, aux particularités climatiques et à la connaissance historique des lieux. «Je pense qu’il est essentiel de repenser à notre responsabilité en accordant une attention territoriale beaucoup plus scientifique et interdisciplinaire dans l’acte de construire.»

Cet article, rédigé par la rédaction de tema.archi, a été initialement publié le lundi 21 février 2022, sur une plateforme en ligne à destination des agents du ministère de la Culture, à l'occasion du projet Camus qui vise à réorganiser les bâtiments de l'administration centrale du ministère.

Marie Crabié
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