Le trio de néerlandais MVRDV et sa Why Factory installée à Delft, l’agence Search and Create Alternative Uses (SCAU) et ses récents travaux présentés au Pavillon de l’Arsenal, Philippe Chiambaretta (PCA) et son laboratoire de réflexion STREAM ou encore AREP et son équipe dédiée sont autant de références d’agences qui, depuis quelques années, affichent leur implication dans des travaux de recherche sur des thématiques qui ont trait à la prospective urbaine.
Parmi ceux-ci, le soin et la ville, l’empreinte carbone des bâtiments, la cohabitation des générations, l’évolution du bureau, ou encore l’anthropocène ont pu faire l’objet de productions à destination de la profession ou du grand public, la plupart des données étant accessibles à tous (en open data).
Le réservoir d’idées est plein
Pour Damien Antoni, la recherche qu’il qualifie d’opérationnelle s’impose dès son entrée dans la vie professionnelle, au sortir de ses études d’architecture, à travers la création d'un think tank [en français : réservoir d’idées] qui deviendra plus tard l'agence Atelier Syvil architectures, fondée en association avec Achille Bourdon. Il raconte :
«Notre objectif, c’était d’abord de poser des problématiques et des pistes d’action sur certains sujets sans pour autant prétendre à faire des projets d’architecture tout de suite.»
‘‘La ville productive’’ est le premier thème qu'ils explorent. Suivront ‘‘la métropolisation’’ ou encore ‘‘la ville logistique’’, partant du constat d'une explosion des livraisons à domicile et de l'importance de la bonne gestion du ‘‘dernier kilomètre’’ d'acheminement des biens, encore renforcée par la crise sanitaire. «Dans la question du dernier kilomètre et du développement du e-commerce, on retrouve tout un tas d'enjeux contemporains, écologiques, de mondialisation, de production et de logistique que l'on a voulu creuser à travers un travail de recherches.»
«Au-delà du rassemblement de productions de connaissances, l’objectif de cette démarche est d’ouvrir sur de nouvelles pistes d’évolution pour transformer les territoires, poursuit l’architecte. Cette recherche, elle n’est pas appliquée ou expérimentale mais elle est opérationnelle, c’est à dire qu’elle essaye d'apporter une méthode et une approche du sujet avec une visée opérationnelle.»
Pour les travaux de recherche qu'elle met en œuvre, l'agence bénéficie du Crédit d'impôt recherche (CIR), un système mis en place à partir de 1983, qui consiste en une réduction d’impôt calculée sur la base des dépenses de recherche et développement engagées par les entreprises. Il est déductible de l'impôt sur le revenu ou sur les sociétés dû par les entreprises au titre de l’année où les dépenses ont été engagées.
Le hic, c'est que les agences d'architecture ont pu en bénéficier très tardivement. En 2018, dans un dossier de la revue d'Architectures consacré à la recherche, la journaliste Cyrille Véran pointe du doigt ce fonctionnement : «Il a fallu attendre 2012, soit presque trente ans après sa mise en place, pour que tous les travaux de R&D [ndlr : Recherches & Développement] soient éligibles au CIR, ouvrant enfin la voie aux agences d’architecture dans le sillage des bureaux d’études d’ingénierie.»
La recherche en agence, pour (quoi) faire (?)
Dans les faits, ces travaux de recherche donnent lieu à des publications ou des travaux de présentation comme c’est le cas pour l’agence SCAU dont les recherches sur l’architecture du soin ont fait l’objet, à l’hiver 2021, d’une exposition présentée au Pavillon de l’Arsenal à Paris. «Nous avons voulu aborder la question du soin dans la ville à partir de regards croisés en proposant sept chapitres, explique Éric de Thoisy, chercheur au sein de l'agence SCAU, co-commissaire de l’exposition avec Cynthia Fleury. Notre idée était de se dire que face à des questions complexes, politiques, il n’y a pas qu’une seule histoire à raconter, c’est un travail d’apprentissage et continu qui se fait dans un dialogue enrichi et qui se complète.»
Éric de Thoisy est le premier chercheur de l'agence à bénéficier d'une convention industrielle de formation par la recherche (Cifre). Selon la définition qu'en fait le Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, il s’agit d’un contrat qui est conclu entre une unité de recherche, un laboratoire et une agence pour soutenir une thèse et travailler au sein de l’agence. «L’exposition du Pavillon de l’Arsenal, c’est le résultat de deux à trois ans de travail sur le sujet, explique-t-il. Associé de l'agence SCAU, Mathieu Cabannes estime que «la recherche répond aussi à une envie de sortir de l’immédiateté des réponses aux concours». Contactée par téléphone, l'architecte, urbaniste et docteure en sociologie Véronique Biau poursuit en ce sens :
«Pour les laboratoires, le Cifre permet d'avoir une source complémentaire de financement pour les thèses et pour les agences, ça leur donne des ouvertures nouvelles.»
Apporter un peu d’air certes, mais pas seulement. «L’intégration de telles pratiques au sein des agences d’architecture apparaît comme bénéfique tant pour l’image de la profession que pour le développement économique de ses structures», rappelle l'architecte et membre du Laboratoire d'histoire de l'architecture contemporaine Mélanie Guenot en préambule de sa thèse Entre ethos professionnel et logiques d’entreprises : La recherche et l’innovation dans les agences d’architecture publiée en octobre 2020. La journaliste Cyrille Véran parle, de son côté, d'un «moyen pour une agence de se forger une identité singulière, de se démarquer des autres.»
S’ils ne sont ni systématiques, ni évidents, les ponts entre le projet et les travaux de recherche existent bien selon Damien Antoni (Syvil architectures). «Dans certaines situations, les projets viennent informer des problématiques de recherche, dans d’autres elles nous servent à faire de la prospection auprès des maîtrises d’ouvrage.» Selon l'architecte, réfléchir par grande thématique plutôt que par projet permet ainsi de «capitaliser sur une expertise acquise» au sein de plusieurs projets. Un point de vue que partage Mathieu Cabannes qui, au sein de l'agence SCAU, témoigne de l'imbrication entre les travaux de recherches et les réflexions menées à l'échelle des projets :
«L’architecture du soin, c’est un concept qui est devenu transversal, qui constitue le socle de toute notre approche et qui irrigue la réflexion architecturale.»
Architecte et chercheur, une incitation à l’association
Être chercheur et architecte constitue pourtant deux métiers aux enjeux, méthodes et temporalités bien distincts rappelle Véronique Biau. «Faire un projet, ce n’est pas faire de la recherche. Être chercheur, c’est partir d'un état de l’art, recueillir des données de première main, produire des connaissances et les publier, après une évaluation réalisée par des pairs, précise-t-elle Les sources de financement, l'organisation et les objectifs sont différents de ceux qui sont poursuivis dans le cadre d’un projet d’architecture.»
« La recherche et l’innovation semblent être des mots d’ordre que toute entreprise d’architecture se doit d’adopter», constate encore Mélanie Guenot. Pour ce faire, l'État favorise largement les interactions entre praticiens et chercheurs dans le cadre de politiques publiques incitatives mises en place dès les années 1970, témoigne la chercheuse. Un rapport de la Commission ministérielle de la recherche architecturale publié à cette époque appelle ainsi à la mise en place d’une «recherche action-développement au contact de la profession».
La recherche en agence, la financer, la valoriser
50 ans plus tard, force est de constater que le miracle n’a toujours pas eu lieu. Pour Véronique Biau, qui a notamment pris part à l’ouvrage «Le doctorat en Cifre : une expérience partenariale», la recherche en agence est une pratique encore peu répandue au sein de la profession. «Dédier une personne et un financement pour faire de la recherche en agence, ça reste encore inaccessible pour la majorité des agences, commente-t-elle, et les agences qui peuvent se le permettre semblent être surtout de grandes structures situées en région parisienne.»
En 2015, le programme “100 doctorants dans les agences d'architecture’’ issu de la Stratégie nationale pour l'architecture lancée par le ministère de la Culture renforce encore les liens entre formation, recherche et métiers en incitant les structures professionnelles à accueillir davantage de doctorants des écoles d’architecture en Cifre. «Cette mesure a fait connaître les contrats Cifre et a donné envie à des architectes de se former à la recherche par le doctorat. Et à l'inverse pour les agences, cela donnait un avantage financier à embaucher un doctorant», réagit Véronique Biau.
En parallèle, de nouveaux acteurs investissent le champ de la recherche en architecture et viennent encore renforcer la dynamique à l'œuvre. En 2017, la plateforme et «accélérateur de projets architecturaux et urbains innovants» FAIRE PARIS est ainsi mise en place par le Pavillon de l’Arsenal — en collaboration avec la Ville de Paris et avec le soutien de la Caisse des Dépôts, de MINI et de EDF — avec pour objectif «d’accompagner et promouvoir la recherche appliquée et de favoriser la mise en œuvre de nouveaux process, matériaux, programmes de construction.» Dans les faits, près de 30 équipes ont été accompagnées depuis la mise en œuvre du programme aboutissant à la réalisation de 18 expérimentations in situ dont le détail est expliqué sur le site consacré.
«Le contexte nous aide, estime Véronique Biau, la recherche elle-même depuis 15 ou 20 ans se rapproche de problématiques opérationnelles et valorise l'utilisation concrète des résultats obtenus», assure-t-elle. Cette période «très exaltante» pourrait bien permettre à la profession de s'ouvrir à de nouvelles formations «et enfin s'interroger sur ce que l'architecte peut faire hors du cadre du projet.»