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PatrimoineAu lendemain de l’incendie de Notre-Dame, déjà les voix s’élèvent pour la reconstruire «à la Viollet-le-Duc» quand d’autres aspirent à marquer la cathédrale du sceau de l’époque. Entre tradition et modernité, de quoi ce débat est-il le nom ? Historiens de l’architecture et maîtres de conférences nous répondent.
Vue de Paris depuis une gargouille, Cathédrale Notre-Dame de Paris, France © Pedro Lastra
Vue de Paris depuis une gargouille, Cathédrale Notre-Dame de Paris, France © Pedro Lastra
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Le jeudi 9 juillet 2020, la nouvelle tombe : la cathédrale Notre-Dame, sa flèche et sa charpente seront reconstruites à l’identique annonce l’Elysée, n’en déplaise aux modernes.

Les réactions ne se font pas attendre, car si certains estiment que restituer la flèche de l’architecte Eugène Viollet-Le-Duc constitue une forme de fidélité à son œuvre et à l’idée qu’il se faisait du monument au XIXe siècle, d’autres, au contraire, jugent qu’un tel geste contribue à tenir Notre-Dame à distance de notre époque et va même à l’encontre de l’invitation à l’audace du célèbre architecte lors de l’édification de son œuvre.

La confiance en notre époque

Parmi les argumentaires déployés dans le cadre de ce débat dont les médias se font l’écho, le maître de conférences en histoire de la philosophie moderne à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paul Rateau prend la plume dans les pages du Monde, à peine une semaine après cette annonce. Le spécialiste considère que «rétablir la cathédrale d’Eugène Viollet Le Duc [consiste à] l’arrêter dans le temps et [à] figer l’édifice à un moment déterminé au nom d’une idée que l’on s’en fait. L’essence d’une oeuvre se trouve dans son devenir même et rien d’autre», poursuit-il.

«Notre-Dame est un monument qui a traversé les générations et les siècles, et à toutes les époques, la cathédrale a été restaurée dans un état qui se voulait conforme à celui d’origine», défend, pour sa part, l’historien de l’architecture Jacques Moulin interrogé sur le sujet. «On en a des preuves dès le XIVe siècle, à la Renaissance et encore aux XVIIIe et XIXe siècles, avec la flèche de Viollet-le-Duc», reprend- il.

Notre-Dame de Paris après l’incendie, Paris © Marcel Strauss

Au-delà de ce types de prises de position entourant le devenir désormais scellé de la cathédrale, le débat traduit peut-être aussi quelque chose de notre temps. Sébastien Radouan, historien et maître de conférence à l’ENSA Paris-La-Villette, y voit un manque de confiance vis-à-vis de notre époque : «Ce qu'il s’est passé avec la flèche démontre une forme de méfiance voire d’angoisse vis-à-vis d’une intervention architecturale contemporaine sur l’édifice, comme si voir ce bâtiment changer constituait une violence supplémentaire dans le monde anxiogène dans lequel on vit aujourd’hui.»

Tradition et modernité : jeux d’acteurs et rapports de force

Mais d’où provient l’expression de cette méfiance ? Alors que l’ambition d’une «grande consultation» des Français sur la question de la reconstruction de Notre-Dame était évoquée par le ministère de la Culture quelques semaines après l’incendie, force est de constater qu’elle n’a pas eu lieu. «Ce qui se joue pour Notre-Dame, c’est un jeu d’acteurs, de réseaux, d’institutions et d’experts très actifs dans la défense de l’intégrité d’un Paris historique», soutient Sébastien Radouan.

Vue des magasins 2 et 1 de La Samaritaine depuis l'île de la Cité, Paris © Adrian Scottow (CC BY-SA 2.0)

L’édifice est de ces monuments parisiens qui «font autorité et suscitent de fortes prises de position» selon le spécialiste. Au même titre que Le Louvre et sa Pyramide largement décriée dès 1984 au moment de la présentation du projet par son architecte Ieoh Ming Pei — dont on célébrait pourtant les 30 ans en 2019, ou plus récemment la restauration de la Samaritaine et sa double peau de verre imaginée par l’agence d’architecture SANAA.

«Ces débats sont le fruit d’une histoire qui se joue à plusieurs échelons, du local au national, témoignant de postures et de rapports de force à un instant T, chaque cas est très spécifique. Il est important de les territorialiser et de les recontextualiser.»

En témoigne la restauration «à la moderne» de la Samaritaine qui, en 2014, suscite de fortes levées de boucliers alors qu’un siècle plus tôt l’implantation de l’enseigne dans ce vieux quartier parisien de petits immeubles n’a déjà rien d’évident. «La Samaritaine, à l’époque de sa construction est considérée comme choquante, c’est un édifice radicalement neuf qui s’inscrit en rupture avec toutes les architectures voisines», réagit Jacques Moulin. Tellement qu’à peine 20 ans après son édification, une partie de ses façades est recouverte pour dissimuler son emblématique architecture Art Nouveau. «Sur un site aussi particulier que la Samaritaine, vous avez, à toutes les époques, une succession de positions.»

La mise en récit de l’architecture

Aussi bien en termes de nouvelles constructions que concernant la restauration d’édifices anciens, la seconde moitié du XIXème siècle marque ainsi un tournant dans l’histoire de l’architecture en France. Le neuf, dans une restauration, prime dès lors sur l’unité architecturale du bâtiment, comme ce fut pourtant le cas des siècles durant. Et Jacques Moulin de commenter :

«Cette volonté de distinguer le travail de restauration d’un travail authentique a eu pour effet pervers de trahir l’authentique.»

Selon Sébastien Radouan, c’est précisément à cette période au sein de l’administration des Monuments historiques que se cristallise l’opposition entre tradition et modernité, «entre un monde de l’architecture qui a confiance en son époque, dans l’utilisation de nouveaux matériaux et sa capacité à produire des formes nouvelles et une tendance plus conservatrice et méfiante qui préfère perpétuer un certain nombre de principes de compositions, de rapports aux proportions et de doctrines.» De ces références qui traduisent une volonté de «mise en récit du territoire par les institutions», les architectes post-industriels se détachent progressivement pour affirmer la création contemporaine dans un dialogue avec les monuments historiques.

L’architecture moderne en France au XXe siècle : un traumatisme ?

À compter des années 1960, l’architecture contemporaine est portée et soutenue par Max Querrien nommé par André Malraux à la direction de l’architecture au ministère des Affaires culturelles. «C’est quelqu’un qui croit dans son époque, qu’elle est porteuse d’une dignité et de qualités que l’état doit soutenir», détaille Sébastien Radouan. Si d’aucuns le considèrent comme «trop moderne», l’homme politique participe largement au développement de l’architecture contemporaine en France, et ce jusqu’au tournant des années 1970 alors que l’opinion publique exprime un fort rejet de la modernisation brutale de la France d’après-guerre.

Halles centrales de Paris. – Vue générale. — Dessin de Lancelot reproduit dans Magasin Pittoresque, t. XXX, janvier 1862, p. 28 © Domaine public

«Le béton, l’architecture moderne, les grands ensembles ont été perçus comme une menace à la culture urbaine qui va défigurer le paysage et porter atteinte à des éléments qui font référence dans le monde dans lequel les gens évoluent», retrace l’historien. À Paris, la disparition des Halles de Baltard agissent comme un déclic dans la prise en compte de l’existant et la préservation du patrimoine du XIXe siècle. «L’administration des Monuments historiques ne s’est pas franchement mobilisée contre cette destruction, précisément parce qu’il s’agissait d’un patrimoine postérieur à 1850, affirme le spécialiste, mais ça a permis de réfléchir à cette question du patrimoine de manière plus globale.»

Le patrimoine, une notion récente

Une notion relativement récente — le socle fondamental de protection des monuments historiques étant posé par la loi de 1913 — et qui peine encore, comme le constate Sébastien Radouan à prendre en compte certains programmes architecturaux. Spécialiste du logement social, il s’en explique : «À l’inverse de la restauration d’un monument historique, la question de la réhabilitation des ensembles construits après la Seconde Guerre mondiale est d’emblée évacuée car il y a un désir de changement significatif parmi les élus, les bailleurs mais aussi les habitants. Ces ensembles n’ont pas droit à l’histoire.»

Etoiles d’Ivry, Brutalist housing project, Jean Renaudie et Renée Gailhoustet, Place Voltaire à Ivry-sur-Seine © Guilhem Vellut (CC BY 2.0)

Comme pour le patrimoine industriel, les architectes ont souvent carte blanche sur de telles opérations, qu’il s’agisse de restauration, de destruction partielle ou totale, quitte à «faire disparaître les traces d’une manière de concevoir la ville à une certaine époque», continue Sébastien Radouan. «Il est important de positionner les raisonnements en fonction de la durée des architectures» remarque pour sa part Jacques Moulin, selon qui l’architecture, considérée comme un art éternel «aux yeux de tous les penseurs» qui se faisait sur un siècle, est devenue un art éphémère qui peine désormais à s’imposer aux décennies.

«Toutes les architectures qui se construisent aujourd’hui seront remises en question dans 30 à 40 ans, argumente-t-il, et il serait temps de penser l’architecture du XXIe siècle non plus avec des raisonnements du début du Moyen-Âge mais peut-être effectivement avec des comportements du XXIe siècle.» Sans pour autant renoncer à une architecture «pleinement moderne», il s'agit avant tout selon le spécialiste de privilégier «une cohérence de pensée entre un mode de construction, une architecture, une époque et un projet répondant aux besoins de la société d’aujourd’hui tout en faisant preuve d’une volonté d’insertion urbaine.»

Cet article, rédigé par la rédaction de tema.archi, a été initialement publié le 22 février 2021 sur une plateforme en ligne à destination des agents du ministère de la Culture, à l'occasion du projet Camus qui vise à réorganiser les bâtiments de l'administration centrale du ministère.