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MagazineDe quoi relèvent notre jugement et le regard porté sur l'architecture de nos villes, et comment mieux la comprendre ? Au-delà de la perception purement personnelle de chacun sur notre environnement construit, l'architecture est le fait de modes et de priorités sociétales qui évoluent au fil des décennies.*
Vue sur l'Élise Saint-Eustache, depuis la Canopée des Halles de Paris - Arch. Jacques Anziutti, Patrick Berger © Olivier DJIANN
Vue sur l'Élise Saint-Eustache, depuis la Canopée des Halles de Paris - Arch. Jacques Anziutti, Patrick Berger © Olivier DJIANN
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C’est quoi, un bâtiment moche ? «Vaste question, songe Francis Rambert, et qui ouvre un océan de perplexité». Le critique d’art et directeur du département de la création architecturale à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, s’exprime au micro de la journaliste Anne-Laetitia Béraud dans le cadre du court format de podcast Minute Papillon! proposé par le quotidien 20 Minutes. Le sujet à l’honneur de cet épisode : C'est quoi le moche (et donc le beau) en architecture ?

Le beau et le polémique

«Chacun a le droit d’avoir un avis, qui ne serait pas forcément un avis autorisé, vérifié et autre, avance Francis Rambert. Chacun peut dire “ce bâtiment ne me plaît pas, il est répulsif, agressif’’ et tout ça commence à définir un sentiment détestable vis-à-vis d’une architecture contemporaine.»

«Contemporaine», c’est en effet le mot que le spécialiste emploie pour qualifier l’architecture qui interroge et dont l’esthétique peut parfois déplaire voire révulser. «La question du beau et du laid ne se pose “que’’ sur une production contemporaine, justifie-t-il. Jamais quelqu’un remettrait en question l’architecture d’un bâtiment du XVIIIe siècle ou une cathédrale gothique par exemple.»

Dans l’histoire de l’architecture, l’esthétique «trop moderne» de certains ouvrages provoque d’ailleurs de nombreuses polémiques. À l’instar de la construction controversée de la Pyramide du Louvre «dans un contexte à haute teneur patrimoniale» explicite Le Monde, dans un article paru en 2019 et retraçant le conflit 30 ans après sa livraison. «Avant de devenir l’un des clous du panorama touristique de la capitale, l’édifice réalisé par l’architecte sino-américain Ieoh Ming Pei a suscité une vive ­controverse qui a revisité la querelle opposant anciens et modernes», témoigne ainsi le quotidien.

Un siècle plus tôt, c’était la Tour Eiffel elle-même, jugée «d’odieuse colonne de tôle boulonnée» qui se voyait alors fustigée par les «plus grand noms de l’époque» dans un texte intitulé «Protestation contre la tour de M. Eiffel», rappelle France Culture. À l’époque, l’argument principal porté par ces détracteurs est celui de la «défiguration» augurée de Paris et de l’ensemble de ses monuments «humiliés», ses «architectures rapetissées».

«La question de la beauté se porte uniquement sur les choses qui se voient, qui ont une aspérité, un caractère exceptionnel, argumente Francis Rambert. Et c’est finalement très sain pour un bâtiment de faire polémique au moment de sa livraison.» Apprécier une architecture implique du temps, observe encore le journaliste Olivier Razemon. «Il y a une forme de réhabilitation de l’architecture 50 ou 60 ans après, commente-t-il. Ça a été le cas pour l’architecture de l’après-guerre par exemple, ou celle des années 1930.»

Notre perception sensible de l’architecture

La question de l’esthétique n’est pourtant «qu’une partie du projet architectural», tempère Francis Rambert. «J’aurais envie de vous citer Baudelaire qui disait que l’étrangeté est un condiment indispensable de la beauté. Il peut y avoir une forme d’étrangeté dans l’architecture contemporaine, mais la question fondamentale aujourd'hui c'est celle de l'usage.» Les espaces sont-ils agréables et habitables ? Le bâtiment créé-t-il du lien avec son environnement ? Est-ce qu’il répond aux besoins de ses usagers ? Autant d’interrogations qui font appel au ressenti, à la part d’inconscient de chaque habitant et qui donnent du sens à un projet.

Emma Vilarem, docteure en neurosciences cognitives, spécialisée dans l’étude des interactions sociales, s’attache à décrypter ces mécanismes de «ressenti d’un lieu» qui en déterminent notre appréciation. Co-fondatrice de l’agence [S]CITY, cette dernière accompagne la prise de décision architecturale (maîtrise d’œuvre et d’ouvrage) en appliquant ses connaissances en sciences cognitives aux questions urbaines.

«Notre objectif, c’est de nous concentrer sur le futur vécu des espaces en nous intéressant principalement à notre perception sensible de notre environnement.» À travers le diagnostic de l’expérience de l’individu dans un site existant, l’équipe d'experts dresse ainsi une liste de paramètres favorisant le confort d’usage, le sentiment de sécurité ou encore la capacité à s’y projeter.

Présence renforcée de la nature, accès visuel au ciel et perception de l’horizon ou encore perception de la hauteur d’un immeuble dans une rue étroite sont autant de pistes de réflexion qui permettent d’«amener de l’humain dans le projet». «Ce sont des connaissances empiriques sur lesquelles on peut plus ou moins compter selon les projets, réagit Emma Vilarem, mais nous menons aussi tout un travail de recherches et de diagnostic sensoriel pour sonder la perception implicite des usagers dans l’espace et ainsi orienter les décisions prises dans la conception du projet.»

«La question fondamentale, c’est celle de l’usage», reprend Francis Rambert selon qui, aujourd’hui, les architectes ne revendiquent plus une approche purement esthétique mais s’accordent pour faire en sorte «que les gens se sentent mieux là où ils sont.»

Une architecture et ce qu’elle dit de notre société

À la question de l’usage, Olivier Razemon ajoute la considération du sens de l’architecture qui nous entoure. «La question, ce n’est pas tellement de savoir si l’architecture est moche ou pas moche, l’opinion appartient à chacun, estime-t-il, mais ce que dit l’architecture qui nous entoure de notre société et vers quoi on se dirige ?»

À l’origine d’une étude parue sous le titre Comment la France a tué ses villes, le journaliste porte son attention sur la dévitalisation des villes françaises dont «les vitrines vides et sombres, les façades aveugles et les stores métalliques baissés» constituent le symptôme le plus flagrant. Ces recherches mettent plusieurs éléments en cause dont l’expansion des territoires, désormais «adaptés aux exigences de la grande distribution et aux modes de vie qui l’accompagnent.»

© Joruba

Autrement dit, le développement massif de zones commerciales en entrée de villes sur tout le territoire français participent, selon le journaliste, à l’émergence de constructions uniformisées et interchangeables d’une région à l’autre. «Aujourd’hui ce sont les marques et entreprises privées qui décident de l’architecture de nos villes et je trouve ça inquiétant, commente-t-il. Pendant plusieurs siècles, on conçoit une architecture différenciée dans chacune des régions françaises, en fonction des matériaux et savoir-faire locaux, les traditions et l’histoire des lieux et c’est encore ce qu’on retrouve dans la plupart de nos centre villes anciens, une architecture que l’on ne peut pas reproduire, et qui en tire une certaine valeur.»

Le sens de notre architecture

Cette «France moche», en référence «aux zones périurbaines dévorées par les centres commerciaux et cernés par les ronds-points», l’hebdomadaire Télérama la décrit dès 2010 dans ses pages, comme le résultat de choix politiques et économiques entamés dès les années 1960. En cause : «du lotissement tartiné au kilomètre», l’aménagement du territoire et la fabrication de la ville délégués au privé et le manque de projet urbain collectif dont résulte une «périurbanisation vorace

Une évolution que Pierre-Jean Delahousse observe lui aussi, dès les années 1990, après une longue période passée à l’étranger. Contacté par téléphone, il témoigne alors d’un «déferlement intempestif de laideur» aux abords des villes. «Je me rappelle avoir été choqué par la dégradation du paysage très marquée, comme une verrue sur le paysage du pays», abonde-t-il.

Zones d’activités, axes commerciaux, affichages publicitaires, artificialisation des sols : lorsque ce dernier s’intéresse à ces sujets, il relève rapidement un manque d’intérêt de la population comme des pouvoirs publics, comme si «les français étaient déjà accoutumés à ce spectacle», commente-t-il. Ces territoires qu’il juge «sacrifiés», il décide de les défendre à travers l’association Paysages de France, qu’il fonde en 1992 à Grenoble pour lutter contre «toutes formes de pollution visuelle» dans le paysage, urbain ou non. «Les zones périurbaines en France aboutissent à un non-paysage, où la ville est proche de la campagne, sans pour autant constituer un espace urbain avec des lieux de convivialité ou des commerces, explicite-t-il. C’est une forme d’urbanisme qui n’arrive pas à décider de ses limites.»

Selon Olivier Razemon, ce rapport au territoire raconte ce que nous sommes et témoigne de notre «vision de consommation des biens qui a des conséquences environnementales, sociales et sociétales, déplore-t-il. Cette vision remet progressivement en cause le patrimoine ancien puisqu’on ne se pose pas la question de l’usage à termes mais plutôt d’une fonctionnalité immédiate supposée.»

Vers une nouvelle forme d’architecture ?

Mais les choses seraient-elles progressivement en train de changer ? En 2021, la récompense internationale du Pritzker qui consacre le duo Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal constitue un tournant et signe le «renouveau d’une architecture plus économe, plus attentive à l’environnement et centrée sur la qualité de vie offerte à ses utilisateurs», juge le maire de Versailles et ancien président de la Cité de l’architecture et du patrimoine François de Mazières dans Le Monde, qui se félicite alors de la signification d’une telle reconnaissance.

Les architectes portent ainsi l’ambition d’augmenter les surfaces d’habitation et la rénovation de structures délabrées à travers la transformation et la restructuration d’habitats préexistants, expliquent-ils auprès de France Culture. «Je ne peux pas penser que mon métier est de voir démolir, exploser, parfois à la télévision, une vie de trente ans qui devient un tas de béton en deux minutes, développe Jean-Philippe Vassal. L’architecture, c’est dedans, ce n’est jamais un bloc de béton mais des milliers de pièces, des centaines d’habitants qui décorent les pièces, la richesse est là.»

* Cet article, rédigé par la rédaction de tema.archi, reprend en partie un article initialement publié le lundi 25 avril 2022 sur une plateforme en ligne à destination des agents du ministère de la Culture, à l'occasion du projet Camus qui vise à réorganiser les bâtiments de l'administration centrale du ministère. Initialement publié à 7h30, l'article a fait l'objet d'une modification à posteriori pour ajout de précisions concernant l'une des personnes interrogées dans ce cadre.

Marie Crabié