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InterviewRencontre avec Sophie Berthelier, lauréate le mois dernier du prix Femme Architecte 2017. Associée de l'agence SBBT, celle qui habite un immeuble qu'elle a elle-même conçue, adepte d'une architecture « sensitive », nous donne sa vision du métier, de la place des femmes au rôle de l'architecte.
DR - SBBT
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tema.archi : Vous venez de recevoir le prix Femmes Architectes. La conditions des femmes, les inégalités entre les hommes et les femmes, ce sont des causes qui vous touchent particulièrement ?

Sophie Berthelier : Bien sûr que ça me touche ! En France, mais aussi dans le monde entier, lorsque je vois quelles inégalités il existe entre les femmes et les hommes je ne peux pas ne pas y être sensible.

En revanche comme je l’ai dit dans mon discours lors de la remise des prix, je n’ai pas fait la distinction jusqu’à présent entre masculin et féminin dans mon métier d’architecte. Pour ma part, j’ai foncé, je ne me suis pas trop posé de questions, et heureusement d’ailleurs parce que sinon ça aurait peut-être été plus difficile.

Est-ce que ça vous donne une responsabilité particulière désormais ?

Je trouve que la démarche de Catherine Guyot [fondatrice du prix, ndlr] est vraiment militante et intéressante. Je pense que c’est elle qui porte le drapeau, moi je serais là pour l’aider si elle en a besoin mais je ne suis pas forcément militante.

Néanmoins je m’intéresse à toutes ces questions, et encore plus maintenant puisqu’il y a plein d’histoires qui remontent à la surface, que les médias en parlent désormais. Et donc, je me rends compte désormais que le prix Femme Architecte a vraiment sa place, alors qu’avant j’étais plutôt mitigée sur la question. Je n’ai jamais été bercée par cette différence, je savais que ça existait, mais moi ça ne me touchait pas personnellement.

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Les chiffres sont marquants, il y a seulement 25 % de femmes parmi les architectes associés ou ceux qui exercent en libéraux alors qu’elles sont 40 % parmi les salariés. Le fait que vous soyez une femme à la tête d’une agence d’architecture, ça ne vous a pas plus sensibilisé à ce déséquilibre ?

Honnêtement, je ne me suis pas posé la question dans ces termes-là. J’ai été pendant très longtemps chez Jean Nouvel, et nous étions beaucoup de femmes à exercer le poste de chef de projets, et d’ailleurs les autres femmes sont parties aussi monter leurs agences.

Peut-être que je me suis un peu posé la question lorsque j’ai exercé à Chartres, parce qu’effectivement, il n’y avait qu’une seule autre architecte. Mais ça ne m’avait pas autant interpellée qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui, c’est à dire après l’affaire Weinstein, et après #metoo?

Oui, ça m’a fait réagir ! Et effectivement, ce qu’on pouvait assimiler à de la bêtise, à des mauvaises blagues, on se rend compte que ça va plus loin. Et alors, ce qui est intéressant, c’est que sur les chantiers, avec les entreprises il n'y a jamais aucun problème, avec les ouvriers non plus. C’est plutôt avec les maîtres d’ouvrages ou certains confrères, et maintenant avec certains journalistes. (Rires)

C’est à dire ?

Une semaine après avoir touché le prix, je me rends compte que la misogynie, ça existe. Sous couvert de la bonne blague justement, bien racontée…

Au-delà de la question du genre, c’est quoi un architecte pour vous ? Quel est son rôle, et jusqu’où va son pouvoir ?

Quand on est une agence d’architecture, on a un commanditaire et on doit répondre à sa demande. Et donc, le rôle de l’architecte c’est de lui montrer et de lui expliquer notre vision du monde. Elle est très liée à toute la sociologie, la politique, l’art…

Malheureusement, on réduit maintenant le métier d’architecte au métier de constructeur, ce qui est vraiment une aberration. Et les maîtres d’ouvrages ont oublié quel était notre rôle. Mais notre rôle, ce n’est pas seulement d’amener du confort, c’est aussi d’amener de la poésie et du plaisir, de l’enchantement pour tous les gens pour lesquels on est amené à construire, ça c’est notre rôle.

Et notre pouvoir, c’est de le faire en fonction du financement qui nous est donné. Pour arriver à faire autre chose que de la construction, mais bien de l’architecture.

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Comment ça se traduit dans la fabrication de la ville ?

Sans parler d’urbanisme, même lorsque l’on construit à une micro-échelle, on doit réfléchir à comment cela va être ressenti à travers l’urbain. Est-ce qu’on va se différencier de l’immeuble d’à côté ? Est-ce qu’on a envie de faire la même chose ?

On en vient à la question de l’architecture contextuelle, revendiquée par pas mal de mes confrères et consœurs que j’apprécie, à commencer par Jean Nouvel. Mais je pense que l’on a dépassé l’architecture contextuelle aujourd’hui, ce n’est plus d’actualité, il faut aller plus loin encore.

C’est-à-dire ?

Il ne faut pas seulement tenir compte du contexte tel qu’on peut l’entendre : la ville, l’espace, la géographie, le climat… Il faut aller plus loin dans la démarche et mettre l’être humain au centre, parce qu’on l’a un peu oublié, je pense. Le contextuel, c’est trop générique.

J’avais monté une équipe pour répondre à l’appel à candidatures de La Biennale de Venise, et on a défini le principe d’architecture « sensitive ». Ça va au-delà de l’architecture contextuelle, c’est-à-dire que ça met au cœur du débat, les sens de l’être humain : ressentir, sentir, toucher, voir, entendre…

Mais l’usager, est-ce qu’il arrive à expliciter cette approche sensitive que vous mettez en avant ? Lorsqu’il s’agit d’évaluer un logement par exemple, ne s’intéresse-t-il pas uniquement à des questions concrètes de surface, de fonctionnalité, de pérennité des matériaux, et d’isolation phonique ?

J’ai un exemple concret, on a fait 180 logements sur la ZAC Seguin, moitié accession, moitié sociale. Il y a des appartements en double orientation, en angle, je me suis battue notamment pour avoir des angles vitrés sans montant. Les gens ont acheté sur plan, donc ils ne s’en sont pas forcément rendu compte. Mais moi j’habite dans l’immeuble, et donc je connais pas mal de gens qui m’ont dit : « c’est formidable, on a la vue complètement dégagée », et qui ont aménagé leur appartement en fonction, alors que tous les promoteurs me disaient que ça ne servirait à rien.

Ce sont des petits détails aussi, les balcons par exemples. On voit bien que souvent les petits balcons ne sont pas beaucoup utilisés. Alors on a voulu faire des grands balcons, avec de la place pour y mettre des plantes, des arbres, des tables, des chaises, la profondeur est aussi importante. Même si le climat n’est pas forcément tout à fait adéquat, ils sont utilisés.

Il y a un cliché, parfois utilisé comme un argument pour railler les architectes, qui dit qu’ils n’habitent jamais dans un logement qu’ils ont construit. Ce n’est pas votre cas…

Oui, j’assume (rires).

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Ça doit être quelque chose d’habiter dans un bâtiment que l’on a conçu… Et alors, qu’est-ce que vous en pensez de votre logement?

C’est devenu presque naturel, je n’y pense même plus. J’aime particulièrement le hall d’entrée qui est en relation totale avec le bâtiment, qui incite les gens à aller de l’extérieur vers l’intérieur.

Au-delà des espaces, il a bien dû y avoir quelques soucis de mise en œuvre, propres à toutes les constructions ? On ne vous a pas trop accablé ?

Non, même si au début, il y a beaucoup de choses qui ne marchent pas. J’ai eu quelques retours difficiles, des gens qui étaient vraiment très mécontents, l’ascenseur qui tombe toujours en panne, des choses comme ça… On se rend compte que tout est de la faute de l’architecte, ça c’est clair.

Après, sur le bâtiment, les gens se disent : « finalement, si elle habite dans l’immeuble qu’elle a créé, c’est qu’elle doit y croire ». Donc c’est plutôt positif.

Comment vous expliquez justement que « tout est de la faute de l’architecte » ? Il y a un problème avec l’image de l’architecture en France ?

Je pense que l’on est trop méconnu, personne ne connait vraiment notre métier et surtout la façon dont on intervient de la grande échelle à la petite échelle. Je pense qu’il faudrait effectivement l’expliquer plus pour que ça donne plus envie aux gens de faire travailler les architectes, ou au moins d’en accepter le rôle.

J’ai participé à des ateliers où j’avais proposé de développer la « haute qualité architecturale ». Et ça a été repris par le Mouvement des Architectes. Il y a la Haute Qualité Environnementale qui définit des normes de confort, et pour moi la « haute qualité architecturale » tiendrait compte d’autres critères, les hauteurs sous-plafond, les volumes…

Comme un label que l’on pourrait appliquer à un ouvrage ou à un autre. Les promoteurs aiment bien donner des labels à leurs bâtiments, ça leur donne une plus-value, et donc je pense que les architectes devraient définir un label spécifique avec des normes spécifiques qui ne renvoient pas seulement au confort, mais à autre chose.

Tous ces sujets, vous les portez à titre personnels ou bien ce sont des réflexions de la part de l’agence SBBT toute entière ?

On a des rôles très définis dans l’agence, j’ai mon équipe, et ils me suivent, ils travaillent sur tous les projets pour lesquels on est engagés. Et puis, mon associé, c’est un ami de l’école d’architecture, et lui est très pragmatique, il s’occupe plutôt de la gestion, de l’organisation, et puis on gère les projets en en parlant l’un et l’autre. Mais généralement, la conception c’est moi qui la fais.

On est très complémentaire et heureusement, en tout cas dans la philosophie globale de l’évolution de l’agence.

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Justement, cette « philosophie globale » vous la définiriez comment ?

Il y a une chose qui nous tient à coeur au sein de l’agence, c’est le fait de concevoir aussi bien de l’habitat que des lycées, des écoles… Ça permet de raisonner de manière globale sur le choix de la matière, sur l’espace, sur la conception des nouveaux usages, des nouvelles façons de vivre…

Et pour ce qui est de notre manière de faire, il y a comme je vous le disais tout à l’heure l’architecture sensitive, et le fait de ne pas se positionner dans le grand geste architectural. On travaille sur des petites et des grosses échelles, mais à chaque fois en ayant à cœur de donner une réponse. Comme un réalisateur qui va proposer un film, et qui ferait un scénario spécifique à chaque fois.

Je n’ai pas envie d’être dans un cadre, j’ai horreur des cadres, j’ai horreur de mettre les gens dans des cases. Renzo Piano par exemple, quand on voit son œuvre, il sort du cadre. Moi aussi, j’aime bien sortir du cadre.

Vous semblez avoir beaucoup de choses à défendre à travers votre pratique de l’architecture…

Justement, tout cela m’amène à m’engager dans un travail d’écriture, dont le premier jet pourrait se traduire par un manifeste qui mettrait en lumière l’interrogation sur l’architecture sensitive, la matière ainsi qu’une réflexion sur la haute qualité architecturale dans notre monde, aujourd’hui.

Pour terminer, puisque vous venez de citer Renzo Piano… Qui sont les architectes d’aujourd’hui que vous regardez, qui vous inspirent…

Qui m’inspirent, non… Que j’aime, oui, il y a Lacaton & Vassal, Rudy Ricciotti, Jean Nouvel, Dominique Perrault, chacun pour des raisons différentes d’ailleurs…

Nouvel, pour sa façon de se remettre toujours en question. Piano pour sa grande rigueur, la beauté et la simplicité de son architecture. Perrault aussi pour sa rigueur. Lacaton & Vassal pour leur engagement, parce que je les connais bien et je sais qu’ils sont totalement engagés, qu’ils prennent des risques toujours. Ils sont tenaces et intransigeants, ce qu’il faut être. Et puis Ricciotti pour le travail de la matière, qui est à l’inverse de la mienne, puisque lui c’est plutôt le béton. Et puis pour sa poésie, et son engagement aussi en tant qu’architecte.

David Abittan